B. Le flottement du sens

Paroles et signification

Ponge cherche toujours, on l’a vu, une articulation nouvelle entre mots et pensée. Mais c’est, en fait, à une désarticulation progressive de ces deux phénomènes qu’il va être confronté, comme si l’absence de la caution paternelle les avait rendus étanches. Il aboutira, en 1926, dans le texte qu’il intitule précisément « Drame de l’expression », à la mise en évidence de la douloureuse solution de continuité de l’un à l’autre, et résumant laconiquement l’emballement d’un mécanisme qui tourne à vide, à cette formule finale : « Une suite (bizarre) de références aux idées, puis aux paroles, puis aux paroles, puis aux idées » (PR, I, 176).

Si l’on tente de retracer son cheminement, on voit d’abord Ponge, dans l’espoir de parvenir à une véritable nécessité des mots, engager une procédure consistant à laisser jouer leur logique propre . En 1923, dans les réflexions qu’il consigne sous le titre « Baudelaire (leçon des variantes) », il essaie de se convaincre qu’il est possible, sans dommage grave, de laisser toute l’initiative aux mots. Pour cela il compare l’écrivain à un artiste-comédien travaillant son maquillage :

‘Le logicien admet qu’il lui apparaisse des idées valables en éclair. De même l’artiste admet les mots qui lui apparaissent ainsi. En se maquillant il a la vision d’une grimace qu’un seul coup de crayon réalisera ; son rôle changera, il fera le cocu au lieu du bellâtre, mais il donne le coup de crayon. C’est là le génie, l’invention. Le rôle ne compte pas. Il y a tellement de choses à dire. Pourquoi choisir d’avance et dire mal (c’est à dire ne pas dire, ne pas exprimer). Ce qu’il se trouve qu’on dit bien (c’est à dire qu’on exprime…) on le dit (PE, II, 1043). ’

Ponge veut croire encore à une complémentarité harmonieuse entre le mot et le sens : « Le sens n’est rien, il vient après. Non pas exactement. Mais le sens c’est le mot, le mot à sa place, la place et l’arrangement des places » (ibid., 1043). Cependant on doute qu’il se résolve de gaieté de cœur à renoncer au désir de signifier, et à s’aligner sur ce que les mots ou les coups de crayon lui dictent, surtout s’il s’agit de savoir s’il jouera le rôle du cocu ou celui du bellâtre…

Cette question s’inscrit, à l’époque, dans un débat plus vaste dont les termes, sommairement caractérisés, sont : d’un côté s’en remettre aux mots, se confier à eux (attitude des surréalistes), de l’autre les soumettre à un étroit contrôle (position que défend Valéry, après Mallarmé). Ponge est au fond beaucoup plus proche du choix de Valéry. Cependant, si celui-ci se déclare en faveur d’une « alliance intime du son et du sens » qui « ne peut s’obtenir qu’aux dépens de quelque chose – qui n’est autre que la pensée »113, la position de Ponge semble être beaucoup plus mêlée de révolte et de rage, et constituer surtout une stratégie par défaut :

‘Puisqu’il est impossible de se taire, de ne pas, volontairement ou non « vouloir-dire » quelque chose, de ne pas être toujours suspect de quelque idée, de ne pas toujours paraître dupe, ou cocu, (…) trompons-les [les mots] en même temps que nous-mêmes, enfin que nos expressions soient défaites à chaque instant par le fait qu’elles s’appliquent elles-mêmes à des expressions comme objets (« Hors des significations », PE, II, 1006). ’

Faute de pouvoir se soustraire à la duperie inhérente au langage, on peut du moins montrer, en le maniant, qu’on en est conscient, et pratiquer une parodie qui mette en évidence les stéréotypes. Ponge ne voit plus dans le poète qu’un « imitateur des façons logiques ». Par là même le poéte est un bouffon. Ponge n’a pas tardé en effet à remplacer l’image de l’artiste qui se maquille par celle du bouffon, et à présenter la mission du poète en des termes trop péremptoires pour que ne s’y lise pas un désespoir mal dissimulé : « Qu’il prenne le masque tragique, comique, satirique, lyrique etc. le poète n’est qu’un bouffon, il joue un rôle. Le poète est un imitateur des façons logiques » (PE, II, 1012, je souligne). L’emploi que Ponge fait à cette époque de l’adjectif « logique » est révélateur : il s’agit de le déporter entièrement du côté du langage, sans référence à une quelconque justesse préalable du raisonnement. Quant au personnage du bouffon, sur lequel je reviendrai, il indique assez que Ponge est alors aussi loin que possible de l’avènement à sa parole : le je susceptible de soutenir cette parole n’est plus qu’une vague instance qui endosse indifféremment tel ou tel masque. Position intenable, et qui ne restera pas tenue plus de quelques mois.

A la fin de l’année 1924, Ponge en arrive à des constats désespérés : la posture de l’artiste en « imitateur », posture qu’il s’était efforcé quelque temps de croire possible, ne lui apparaît plus désormais que comme une lamentable « gesticulation ». L’absence de signification, qu’il avait cru pouvoir revendiquer, s’affiche dans la douleur :

‘Je ne sais plus ce que c’est qu’une pensée.
Je ne connais plus que des sons dans le vent, plus une idée, plus un avis, plus une opinion.
Je ne m’occupe plus que d’imiter les façons des hommes, les façons logiques des hommes . Quand cela m’amuse, par besoin de gesticulation, par hérédité simiesque (humaine).
Je n’en crois pas un mot (PE, II, 1028).’

Il n’en croit pas un mot ; il ne croit plus non plus aux mots, du moins à leur pouvoir d’expression :

‘Les paroles ne me touchent plus que par l’erreur tragique ou ridicule qu’elles manifestent, plus du tout par leur signification.
Je n’oublie à aucun moment leur défaut et ne peux donc à la vérité leur accorder de signification que pour ainsi dire seconde (…).
La vérité ? Je ne comprends pas. La beauté ? Je ne comprends pas (NR, II, 309). ’

Bien que la considération accordée à « l’erreur » rappelle la « divine nécessité de l’imperfection » qu’évoquait « La Promenade dans nos serres »114, on est très loin de l’euphorie de 1919, et très loin même de l’optimiste résolution exprimée deux ans plus tôt : « Soignons notre palette. C’est une condition de la beauté littéraire ». En 1924, l’art littéraire ne peut plus avoir pour objet, aux yeux de Ponge, que « la comédie ou le drame logique, drame dont le ressort est cette passion peu étudiée en elle-même qu’est la rage de l’expression » (ibid., 309). La formule est révélatrice : à cette époque c’est déjà le fait même de parler et de tenter de s’exprimer qui est l’objet principal de l’œuvre. Si cette constatation paraît en 1924 teintée d’amertume, Ponge en viendra progressivement à la revendiquer, et c’est cette formule même de « rage de l’expression » qu’il donnera pour titre, vingt ans plus tard, à un ouvrage qui constitue l’un des principaux tournants de son œuvre.

Notes
113.

P. Valéry, « Cantiques spirituels », in Variété, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 455.

114.

Erreur et imperfection sont des thèmes appelés à un important développement dans l’œuvre.