« Words, words, words »

La notion théâtrale de « drame logique », lourde de conséquences quant à la possibilité de s’exprimer et de communiquer, s’accompagne d’une forte présence du personnage d’Hamlet dans les textes de l’époque. Comme Hamlet, Ponge exprime le sentiment d’être plongé dans le drame de l’imposture. Les mots lui paraissent incapables d’exprimer la singularité de l’individu : « je ne saurai jamais m’expliquer » (DPE, I, 3), lit-on à la première page du premier recueil publié par Ponge, en une sorte d’avertissement liminaire. Ce que constate l’écrivain, à cette époque, c’est que les mots, loin d’exprimer la vérité du sujet parlant, forment un écran qui le masque et le dérobe aussi bien à lui-même qu’aux autres115. A partir de 1924, il est littéralement hanté par la question des masques qu’il n’arrive pas à arracher et des rôles dont il ne peut pas sortir :

‘Nul ne peut croire non plus à l’absolu creux de chaque rôle que je joue. Plus d’intérêt aucun, plus d’importance aucune : tout me semble fragment de masque, fragment d’habitude, fragment du commun, nullement capital, des pelures d’aulx (PR, I, 189 ). ’

La parole n’est qu’imposture :

‘Si j’écris ou si je parle, ne serait-ce pas par activité de dissimulation ? Comme Hamlet ne parle que par force, lorsqu’il n’est plus seul. (…) Aucune parole, prononcée pour les autres, ne m’engage vis-à-vis de moi-même (NR, II, 309). ’

Si les mots ne sont en rien porteurs de l’authenticité de l’individu, ils sont donc incapables d’assurer la mise en relation de celui-ci avec les autres. La prétendue compréhension ne repose que sur des stéréotypes sur lesquels on s’accorde. Le drame de l’expression se double d’un drame de la communication. C’est sur celui-ci que s’ouvre le premier texte (composé en 1924) des Douze petits écrits : « Excusez cette apparence de défaut dans nos rapports. Je ne saurai jamais m’expliquer116 » (DPE, I, 3). A l’horizon de la parole, c’est la mort qui se profile, en lieu et place de la communication. « Il n’y a pas à dire : quand on parle, ça découvre les dents » (PR, I, 190). Si tenter de parler est inutile, mieux vaut encore couper court, et recourir à la communication des corps : « Viens sur moi : j’aime mieux t’embrasser sur la bouche, amour de lecteur117 », ajoute aussitôt l’auteur (ibid, 190).

Le drame logique confine à la tragédie, car il est sourdement travaillé par la mort. Celle-ci est au centre du « Proême à Bernard Groethuysen »118, composé en 1924. Se référant encore une fois à Hamlet, et dénonçant comme lui l’illusion du langage, Ponge pose en face d’elle la mort comme unique alternative :

‘Lorsque quelqu’un entre, cela me fait parler : soit d’une manière commune, soit comme un fou, peu importe… Je m’occupe d’autre chose. Je suis en pleine séance avec moi-même, en plein complot avec l’Ombre. ( …) Ce ne sont pas les mots qui m’y feront décider ou changer quoi que ce soit ; mes monologues eux-mêmes ne me tromperont pas. Je n’en serai au fond pas dupe, car au fond ce dont je m’occupe, ce n’est que de la mort (NR, II, 309). ’

On note le retour insistant de l’expression au fond, que Ponge emploie, en 1924 également, dans « Du Logoscope ». Désormais la vérité ultime est du côté de la mort : ce qu’il y a à voir au fond, ce n’est rien d’autre qu’elle. Dans « Du Logoscope » en effet, vidés de leur signification, les mots prennent une rigidité et un poids cadavériques. Ponge s’emploie à considérer le mot « souvenir » comme une « nature morte », et il est remarquable que l’image qui surgit alors soit celle d’un cadavre :

‘Dans ce sac grossier, je soupçonne
une forme repliée, S V N R.
On a dû plusieurs fois modifier
l’attitude de ce mort.
Par-ci, par-là on a mis des pierres,
O U E I.
Cela ne pouvait tomber mieux,
Au fond. (M, I, 614-615)’

A propos de ce texte, Michel Collot parle d’une « pétrification du signifiant » dont les « résonances funéraires » évoquent la disparition paternelle119. Impossible en effet de ne pas faire le lien avec l’événement qu’a été, un an plus tôt, la mort du père de Ponge.

C’estpourtant sur ces mots pétrifiés que Ponge va se livrer à un travail acharné, dans la recherche d’un absolu du langage. Son travail de prise en compte exclusive des mots s’opère sur fond tragique. C’est à un « ex-martyr du langage » que Ponge se comparera rétrospectivement, en 1941 (RE, I, 368).

Notes
115.

Lacan dira ainsi que ce qu’on appelle le moi est « impossible à distinguer des captations imaginaires qui le constituent de pied en cap (…), par un autre et pour un autre » (Ecrits, op. cit., p. 374).

116.

Je reviendrai plus loin sur les ambiguïtés de cette déclaration liminaire.

117.

Notons que cette injonction provocatrice, dans « Il n’y a pas à dire » est, avec le « cher lecteur » de « Fable », l’unique adresse au lecteur formulée dans les textes des années vingt.

118.

Bernard Groethuysen est, à la N.R.F., l’une des personnes que Ponge admire profondément.

119.

Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, op. cit., p. 31.