C. Martyr du langage

En 1943 dans la « Seconde méditation nocturne », Ponge évoquera ainsi cette période :

‘L’affabulation d’un texte émanant seulement des aventures sémantiques des mots qui le composent… (Non, ce n’est pas tout à fait cela, mais pas loin de cela, ce Langage absolu « se nourrissant lui-même » (J.P.)120, que je recherchais – avec une gravité extrême, un désespoir soutenu, aucun humour – vers 1925.
Le compte-tenu (…) des mots battait alors son plein. Je ne considérais que les Mots et n’écrivais à la suite de l’un d’eux que ce qui pouvait se composer avec sa racine, etc. D’où inhibition presque totale à parler. Une exigence de correction absolue en profondeur aboutissait au silence.
J’envisageais exagérément les paroles (NNR, II, 1188).’

L’auteur qui voulait se garder du silence ne consent à parler, dans les premiers temps, que dans une exigence telle qu’elle le ramène au risque de ce silence, aux confins de l’aphasie.

Très loin de faire, à la façon des surréalistes, confiance aux mots, Ponge se livre à un travail acharné sur eux, dans la recherche d’un langage absolu. A la suite de Mallarmé, il tente de nier « d’un trait souverain, le hasard demeuré aux termes » et de constituer la poésie en nouveau langage qui « rémunère le défaut des langues »121 . Comme Valéry, il se « méfie de tous les mots »122 et juge indispensable de les soumettre à un travail intense. Mais il a sans doute probablement, à cette époque, plus de doutes que ses deux prédécesseurs sur la possibilité de faire aboutir ce travail. Pour s’y livrer, il s’enferme en tout cas dans un laboratoire verbal qui, tel qu’il le décrit dans les Entretiens avec Philippe Sollers évoque singulièrement un tombeau : dans ce cabinet exigu, « sans fenêtre », de sorte qu’on « ne pouvai[t] pas y tenir longtemps », il travaille « en secret » avec pour seules « armes » le Littré et un alphabet affiché au mur (EPS, 71-72). Dans les mêmes Entretiens, il insiste sur le « retrait » qui caractérise son attitude à partir de 1923. Après le premier succès qu’a été la parution à la N.R.F. des « Trois satires », il choisit paradoxalement de se mettre à l’écart : « quelqu’un d’autre aurait pu exploiter ce petit succès. Je n’ai pas du tout fait ça » (ibid., 63). « Se retirer », le mot revient sans cesse dans le discours de Ponge lorsqu’il évoque cette période123. Son travail acharné sur le langage va prendre peu à peu la forme d’un enfermement dans le drame de l’expression.

L’expérience sera d’autant plus pénible que l’auteur, aux prises avec ce langage dont il attendait initialement le salut, fait l’expérience de difficultés grandissantes, découvrant dans les mots un vice qui lui paraît être rédhibitoire. En effet il y voit l’effet d’une « décadence de la langue », qu’il présente comme une réalité historique : « Il ne faut pas croire que les anciens revenaient tant sur leurs écrits mais la conversation était propre. La langue était à son point de perfection. Elle en est descendue tous les jours depuis le XVIIè » (« Préface », PE, II, 1023). Il n’est peut-être pas au pouvoir de l’écrivain de remédier à cette situation, car la décadence est bien celle de cet objet collectif qu’est la langue : « Ce n’est pas le génie ou la pensée ou la vision qui tombe, mais la langue, l’instrument » (ibid., 1037). Ponge pressent d’ailleurs que la difficulté de s’adresser est lié à une défaillance de la langue parlée, pourtant seule qualifiée pour établir une vraie communication : dans une intuition saisissante, il écrit : « l’allure du génie est à l’allure de la conversation » (PE, II, 1023). Mais il constate aussitôt : « les mots trouvés sur le chemin à cette allure sont aujourd’hui impropres. Quand je veux écrire proprement tout le génie se perd. Le ton n’y est plus. L’allure n’y est plus » (ibid.,1023). Il lui faudra un long détour, et des dizaines d’années de travail pour enfin parvenir à cette « allure » dont il sait déjà qu’elle est pour lui l’allure juste124.

En attendant, Ponge met en œuvrela décision affichée de considérer le mot « hors des significations »,en composant en 1924 des « Fables logiques », dont le titre montre assez qu’elles prennent le langage pour objet :

‘Il est très significatif que le second groupe de textes que j’ai envoyés à La Nouvelle Revue Française (…) [aient été des textes] axés sur les problèmes du langage à proprement parler. Il y en avait un qui s’appelait « Du logoscope », c’est-à-dire « regardez le logos », « regardez les mots » (EPS 65). ’

Telle est la première apparition du mot Logos dans l’œuvre de Ponge : il tente d’arracher ce logos à la transcendance pour le rapprocher au contraire de la matérialité la plus contingente. Lestrois textes qui composent « Le Logoscope » obéissent à la même pulsion « logoscopique » qui s’attache à la matérialité typographique du mot125, et que Ponge présente comme la « maladie » d’un « confrère » :

‘Un écrivain qui présentait une grave déformation professionnelle percevait les mots hors leur signification, tout simplement comme des matériaux. (…) Quelquefois par l’effet de la même maladie, il considérait ces matériaux eux-mêmes comme sujets d’inspiration (…). Voici trois expressions de ces moment critiques » (M, I, 613-614).’

Outre cette pulsion logoscopique, les « Fables logiques » témoignent aussi que la relation de Ponge avec les mots se joue désormais dans le cadre d’un rapport de forces. La fable intitulée « Un employé » conte la tentative de soumettre le langage à un traitement qui ne va pas sans sévérité. L’« employé » n’est autre, en effet, que le mot, en recherche d’emploi et sommé par l’écrivain-recruteur de produire ses références, de répondre aux questions qu’on lui pose, et de se plier aux exigences de son employeur potentiel. Celui-ci, après un premier interrogatoire, coupe court aux prétentions formulées par le « candidat-mot », pour s’établir clairement dans la position de celui qui commande :

‘Mais je l’interrompis avec impatience : Après tout, lui dis-je, vous semblez bien fier de vos références ! D’avoir toujours servi « à quelque chose » ; il ne faut pas croire que je vous choisisse pour cela. (…) Je ne suis pas tant un homme d’affaires qu’un artiste, et je veux vous faire servir de modèle. Je vais faire votre portrait. Oui, mettez-vous là. (…) Vous ne ferez plus rien, cela va peut-être vous vexer ? Je le sais, sous prétexte de zèle, vous meniez parfois vos patrons par le bout du nez. Bout du nez : ma foi, c’est peut-être votre caricature que je vais faire, vieux tyran (M, I, 613). ’

Ponge est désormais entré dans un rapport de forces, avec les mots et avec ceux auxquels ces mots s’adressent. Les termes de ce rapport sont interchangeables : tantôt être soumis, tantôt soumettre. Humiliation ou revanche, on ne sort plus de là. Tantôt Ponge se figure défait et humilié (comme dans « Le Sérieux défait » ou dans « Excusez cette apparence de défaut… », où il prie son interlocuteur de le considérer comme un bouffon), tantôt il se rêve en agresseur et en vainqueur. Dans le deuxième texte des Douze petits écrits, il figure la lutte pour s’imposer comme un duel dans lequel il blesse l’adversaire au visage : « Forcé souvent de fuir par la parole, que j’aie pu seulement quelquefois retourné d’un coup de style le défigurer un peu ce beau langage » (DPE, I, 3). Défigurer s’entend ici comme le geste de s’attaquer aux figures imposées par le langage. Quant au « coup de style » il attire l’attention sur le fait que les Douze petits écrits sont une offensive « contre » la langue, un « travail incisif sur le langage »126. Brandissant le style, c’est une arme aiguisée que le poète brandit.

En somme Ponge à cette époque, campé sur sa position logocentrique selon laquelle il n’y a que les mots, hésite entre deux conséquences possibles : laisser faire les mots, se mettre en leur pouvoir dans une résignation passive à l’absence de signification, et accepter de n’« être qu’un bouffon », ou au contraire revendiquer hautement cette absence de signification, comme la possibilité d’un traitement nouveau à faire subir aux mots. En tout état de cause, il est à l’opposé, en cette année où paraît le Premier Manifeste du surréalisme, de tout abandon ludique au langage. Sa crispation sur le problème du langage est telle qu’elle compromet l’établissement de la relation au lecteur, pourtant placée initialement, on l’a vu, au premier rang de ses préoccupations.

Notes
120.

Jean Paulhan, qui s’en inquiétait, avait écrit à Ponge en 1925 : « je redoute un peu l’absolu où tu veux porter ton œuvre : ce langage hors de toi, se nourrissant lui-même, c’est trop de confiance dans un nuage » (Corr. I, 46, p. 49).

121.

Mallarmé, « Crise de vers » in Divagations, op. cit. p. 252 et 245.

122.

« Je me méfie de tous les mots », dit, dans la « Lettre d’un ami », le correspondant de M. Teste. (P. Valéry, Monsieur Teste, Œuvres complètes, t. II, op. cit, p. 53).

123.

« Je me suis retiré », « je vivais tout à fait retiré alors, dans l’appartement que je partageais avec ma mère », « je me retirais dans un approfondissement de mon écriture « (EPS, 64-65).

124.

La tension entre oral et écrit caractérisera, à partir des années quarante, son travail, et la « Tentative orale » de 1947 représentera l’accès enfin trouvé à la verbalisation orale.

125.

Ils ne paraîtront pas dans la N.R.F. mais seront plus tard intégrés dans Méthodes, où leur présence, à côté de textes beaucoup plus tardifs, manifeste « la nécessité de mettre à jour la préhistoire de l’œuvre, juste avant la découverte du Parti pris des choses » (Gérard Farasse, notice sur les « Fables logiques », OC I, 1102).

126.

J.M. Gleize, Francis Ponge, op. cit. p. 41.