Portrait de l’artiste en bouffon

Dès le premier texte des Douze petits écrits, l’auteur choisit de se placer dans la perspective hamletienne du drame du langage, et sous le patronage littéraire du grand bouffon de référence : Yorick.

‘Vous est-il impossible de me considérer à chaque rencontre comme un bouffon ? Je ris maintenant d’en parler d’en parler d’une façon si sérieuse, cher Horatio ! Tant pis ! Quelconque de ma part la parole me garde mieux que le silence. Ma tête de mort paraîtra dupe de son expression. Cela n’arrivait pas à Yorick quand il parlait (« Excusez cette apparence de défaut… », DPE, I, 3). ’

La scène de référence est celle du cimetière dans Hamlet, avec le personnage du fossoyeur qui exhume des crânes. La « tête de mort dupe de son expression » renvoie aux méditations d’Hamlet confronté à la vision macabre de la tête de Yorick le bouffon, telle qu’elle est désormais figée dans un rictus mortuaire qui ne peut plus faire rire personne. A l’arrière-plan de la première évocation de la parole, il y a la tragédie et la mort. La parole est tentative de « se garder » du risque mortel du silence et du ridicule d’être dupe. Mais cette parole elle-même est entachée de mort, car c’est une parole d’imposture, qui ne fait office que de masque. L’auteur est tout à la fois Hamlet et le bouffon.

Rappelons que cette figure du bouffon, première mise en scène par Ponge de son rapport au public, correspond bien à un rôle social : le bouffon est, dans la société, un personnage institutionnel, dont le rôle est de faire rire, et qui exerce consciemment sa mission128. Telle est, à l’époque du drame de l’expression, la « conception du poète »129 que propose Ponge. Dans « Le Sérieux défait », autre texte des Douze petits écrits, c’est sur un mode plus grotesque que tragique qu’il donne à voir la bouffonnerie du langage, mettant en scène une lamentable « tentative orale » en public :

‘Mesdames et messieurs, l’éclairage est oblique. Si quelqu’un fait des gestes derrière moi, qu’on m’avertisse. Je ne suis pas un bouffon. (…) Ah ! mesdames et messieurs, mon haleine n’incommode-t-elle pas ceux du premier rang ? Etait-ce bien ce soir que je devais parler ? Assez, n’est-ce pas ? vous n’en supporteriez pas davantage (ibid., 10). ’

Il peut paraître étrange de voir formulées, à quelques pages de distance, et dans des textes rédigés à la même époque, deux postulations contraires : demander à être considéré comme un bouffon et rappeler que l’on n’en est pas un (ce qui montre bien que l’on risque d’être considéré comme tel). La contradiction est révélatrice de l’ambiguïté de la position de Ponge, à cette époque, face aux destinataires de sa parole : tout en se prétendant voué au rôle de bouffon, il nourrit en même temps l’espoir de convaincre et de s’imposer.

Notes
128.

D’où les sarcasmes de Ponge envers les écrivains qui selon lui, croient pouvoir échapper à leur rôle de « bouffon », ainsi Saint-John Perse (PE, p 1047).

129.

« Une conception du poète », tel est le titre du texte qui comporte l’affirmation « le poète n’est qu’un bouffon, il joue un rôle » (PE, II, 1012).