La raison du plus fort

« S’imposer » : telle est l’aspiration qui hante les textes de cette époque. S’imposer aux mots, et s’imposer aux autres. En effet, si le désir de plaire au lecteur continue à être un objectif stable, il se double maintenant du désir d’exercer une autorité indiscutable : dans « Natare piscem doces » (1924) Ponge affirme que « le poème est un objet de jouissance proposé à l’homme, fait et posé spécialement pour lui » (PR, I, 178-179) mais un an plus tard, dans « Examen des "Fables logiques" », c’est l’aspiration à s’imposer qui l’emporte : Ponge cherche dans l’exemple de La Fontaine à se fortifier dans l’idée qu’un auteur c’est avant tout celui à qui on reconnaît une autorité :

‘Sa démarche est celle d’un homme qui pénètre dans un cercle où l’on discute. Et qui sans y être intéressé s’écrie dégoûté par la maladresse des gens à s’exprimer : En somme voici ce que vous voulez dire : et il parle pour eux.
Voilà exactement le poète, l’écrivain. Il trouve des formules frappantes, valables, capables de victoire dans une discussion pratique. (…) Voilà ce qu’on appelle le Beau langage. C’est ce qui est assuré de pouvoir donner lieu à des citations à propos de n’importe quelle discussion pratique. C’est un langage capable d’effets pratiques (PE, II, 1029).’

La focalisation sur les effets produits par la parole est une étape essentielle : désormais Ponge ne cessera plus de prendre en compte la dimension pragmatique du langage. Face au « monument de raisons » dont il soulignait, dès 1922, le poids accablant, il cherche comment établir une autre autorité, qui ne soit pas fondée sur la prétention à l’évidence logique ou morale. C’est chez La Fontaine qu’il en trouve le modèle :

‘Lorsque La Fontaine dit : La raison du plus fort est toujours la meilleure, c’est bien évidemment une constatation et non pas une règle. C’est une chose que les hommes ont coutume de dire et de faire. C’est un lieu commun. C’est un proverbe (PE, II, 1029). ’

Or, « il y a une espèce de religion, qui oblige les hommes à céder aux proverbes quand ils sont appliqués » (ibid., 1030). Les moralités de La Fontaine semblent être l’exemple même de formules susceptibles de faire l’unanimité parce qu’elles fournissent un lieu commun. On peut en effet définir le proverbe comme une formule acceptée par tout un groupe social, sans être pour autant une règle morale. La force du proverbe lui vient d’être le lieu d’une con-vention et non d’une prescription. Le proverbe, expression d’une sagesse tout humaine, et même populaire, fournit un exemple, en raccourci, de contrepoids humain à la parole divine s’exprimant sous forme de commandement reconnu par le peuple.

Mais, dans « La raison du plus fort est toujours la meilleure », Ponge trouve aussi l’énoncé d’un principe susceptible de le guider. Viser à l’efficacité indiscutable du proverbe va faire pour lui figure d’idéal esthétique. Il s’appuie en cela sur les études de Paulhan sur les proverbes, publiées en 1913 sous le titre Les Hain-Tenys 130  : « Paulhan a montré beaucoup mieux que je ne saurais le faire cette suprématie du beau langage en analysant les mœurs à cet égard d’un peuple particulier, les Malgaches » (ibid., 1029).Paulhan explique en effet que, dans les « duels poétiques » où les hain-tenys servent d’armes, les « mots décisifs » qui font que l’un des adversaires « ne répond plus rien, s’avoue vaincu »131 sont des « proverbes », dont l’autorité est du reste immédiatementreconnaissable à leur « rythme mieux marqué »132. La supériorité de ces phrases par rapport à des formules plus faibles manifeste, dit Paulhan, une opposition entre des phrases « n’ayant pour elles que leur sens », et d’autres « possédant à côté de ce sens (et parfois à ses dépens) de la force et de l’autorité » : les hain-tenys sont bien des « mots savants » au sens où ils témoignent d’une véritable « science-des-paroles »133. Cet art de s’imposer dans le duel par le maniement des proverbes, utilisés comme des armes, exerce sur Ponge une fascination dont témoignent, dans les années vingt, de nombreuses références à ce thème.

L’esthétique du proverbe satisfait en outre au désir d’impersonnalité de Ponge, qui insiste sur la non-implication personnelle de l’auteur dans les « formules frappantes » et « capables de victoire » qu’il propose : « C’est tout son métier. Montrer aux gens ce qu’ils pensent, les mettre d’accord avec eux-mêmes. Lui-même s’en moque fort134 » (PE, II, 1029). La seule chose qui compte, donc, c’est que la formule soit efficace, qu’elle emporte la « victoire ». Etrange conception de la parole, dans laquelle son contenu reste absolument indifférent au locuteur, comme si celui-ci ne faisait que se mettre à la disposition des autres pour leur fournir des « lieux communs », qui emporteront l’adhésion générale. Implicitement, c’est presque une mission sacrificielle, en tout cas entièrement dirigée vers « les autres », et vers la gloire du langage, donc d’une certaine façon aliénée. Ponge, très vite, infléchira cette conception de l’efficacité du proverbe vers une plus grande implication du locuteur. Ecrites l’année suivante, les « Notes d’un poème (sur Mallarmé) » reprennent bien le thème de l’écriture conçue comme arme décisive pour obtenir la victoire, et même le radicalisent en lui conférant une violence nouvelle : « A ceux qui ne veulent plus d’arguments, (…) Mallarmé offre une massue135 cloutée d’expressions-fixes, pour servir au coup-par-supériorité » (PR, I, 182). Mais un démarquage s’opère par rapport à l’idéal du proverbe, ou du moins un infléchissement qui éloigne celui-ci du sens commun pour faire de la singularité de l’individu la véritable force qui « fait maxime » (comme on le verra plus loin) : « Moments où les proverbes ne suffisent plus. Après une certaine maladie, une certaine émeute, peur, bouleversement » (ibid., 182). A travers cette allusion à la crise que l’auteur vient de traverser, se dit le désir d’atteindre à une coïncidence entre lieu commun et vérité particulière. C’est là un programme qui tient de la quadrature du cercle ; Ponge s’y tiendra pourtant avec la plus grande constance, en dépit des difficultés.

Notes
130.

Paulhan, qui a séjourné trois ans à Madagascar (de 1907 à 1910) a été très frappé par l’utilisation faite par les Malgaches de la puissance expressive des proverbes et des hain-tenys (« paroles savantes » ou « paroles sages »), poèmes énigmatiques utilisés dans les discussions au cours desquelles on règle des conflits.

131.

Jean Paulhan, Les Hain-Tenys », in Œuvres complètes, Cercle du Livre Précieux, 1966, t. II, p. 78.

132.

Ibid., p. 80.

133.

Ibid., p. 82.

134.

« Lui-même s’en fout », avait d’abord écrit Ponge (voir note 7 dans OC II p.1661).

135.

Le terme « massue », outre l’allusion à l’expression « argument-massue », réfère aux « masses proverbiales » qu’évoquait Paulhan dans Les Hain-Tenys (op. cit. p. 87).