La question de l’hermétisme : vouloir ou ne pas vouloir communiquer

L’un des grands paradoxes de la position de Ponge à cette époque réside dans le contraste entre l’aspiration à être entendu (le « je veux le croire, on peut me comprendre, je suis compris » de « La Promenade ») et la pratique d’un style extrêmement dense et elliptique dans beaucoup de ses textes136, comme si l’auteur voulait rendre très difficile l’accès à son œuvre. Dès 1922, Jean Hytier souligne chez lui une tendance à l’hermétisme, influencée par Mallarmé137 :

‘On voit que tu as lu Mallarmé (…) Tu tiens beaucoup encore à cette virtuosité. (…) Tu t’amuses encore à faire l’obscur, pas trop, d’ailleurs. (…) Tu as une tendance naturelle, et précieuse, à la sobriété, tout au moins dans l’expression138. ’

Cet aspect est l’une des composantes de l’« apparence de défaut » dans la relation : si ce défaut tient en partie au sentiment d’impossibilité à « s’expliquer », il relève aussi d’une tendance à se situer en retrait du champ de la communication, par hantise d’être pris au filet de la parole commune. Ponge aurait en quelque sorte besoin de placer son œuvre sous le signe d’une rupture préalable de l’illusion de communication. Son hermétisme initial serait unefaçon de faire table rase pour empêcher le fonctionnement des automatismes du langage. Si on le resitue dans les débats sur l’obscurité poétique qui parcourent l’entre-deux-guerres, tels que les analysés Bruno Gelas, il apparaît qu’il n’est pas de ceux qui attribuent cette obscurité « à la nature même de l’objet que vise à exprimer le langage du poète » mais relève de la position qui, « de manière plus offensive, laisse entendre qu’il n’y a de poésie qu’au prix d’un détournement délibéré des schémas et modes courants de communication, seule voie susceptible de raviver l’efficience du langage humain »139.

Un texte de 1923, resté inédit jusqu’à une date récente, éclaire cette méfiance de Ponge à l’égard des textes trop évidemment « communicatifs ». Dans cette note, qu’il intitule de manière significative « La promenade ou Les faciles plaisirs du style analytique » (je souligne), il reconnaît l’existence du plaisir de la lecture mais condamne comme concession à la facilité la poursuite de ce but, rejetant par là l’euphorie de la promenade partagée qui caractérisait « La Promenade dans nos serres ». Il est révélateur que l’auteur de « style analytique » se caractérise à ses yeux par son abandon à la parole, qui est aussi abandon au plaisir de la promenade : il « se laisse apparemment conduire par la parole, il épouse les vents », « il ne cesse de parler, il la [son idée] sollicite par les paroles », « notre plaisir est déjà dans la promenade » (PAT, 50-51). Il est intéressant encore de constater que, dès ce texte, Ponge décrit le plaisir de la lecture en termes érotiques, comme il le fera abondamment plus tard :

‘Ainsi [l’auteur] nous excite-t-il, nous flatte, nous caresse-t-il, et peu à peu nous amène-t-il à jouir d’une suprême trouvaille. Il épuise son thème, danger : la lassitude.
Il sait baiser (ibid., 52). ’

Cet art dispensateur de plaisir est finalement rejeté comme suspect de compromission. Il privilégie les trouvailles plaisantes aux dépens de la réinvention du langage : « Continuer par l’analyse du plaisir : rôle de l’habitude. Formes de vivre et de penser habituelles, flattées. On aime les caresses parce qu’on sait par expérience qu’elles amèneront la jouissance » (ibid., 52). Le style analytique, c’est-à-dire la parole qui se déploie dans la durée et dans l’espace (d’une « promenade »), n’est finalement aux yeux de Ponge qu’une agréable facilité, aux antipodes de la densité de style à laquelle il aspire à cette époque. Il n’en reste pas moins que ce texte présente une saisissante préfiguration de cette esthétique du cheminement et du plaisir que, bien plus tard, Ponge fera sienne.

Un autre texte très révélateur des ambiguïtés de la relation au lecteur est « La première demeure » (1924) qui deviendra « L’Antichambre ». La question de l’hermétisme est traitée ici au sens propre comme celle de l’ouverture – ou non – du texte au lecteur. La « demeure » où le poète est censé l’accueillir, plus proche du tombeau que de l’espace riant de « La Promenade », est – l’auteur le souligne – difficile d’accès et de nature à décourager les visiteurs :

‘Le palier de ma demeure reste sombre même la porte ouverte, lorsqu’au timbre d’appel je n’ai pas su promettre, hôte paru sévère, oublieux des façons de l’abord, une lueur soudaine entre mes quatre murs. (…) Telle est notre première demeure, assez obscure entre quatre murs comme la dernière demeure : le tombeau. Mais dans celle-ci l’on peut pourtant de l’intérieur (…) produire à grand effort sa lueur propre (PAT, 53). ’

La « lueur propre » ne parvient cependant pas toujours à se rendre visible, d’où cet appel au lecteur : « O visiteurs s’il en est ! Ne vous rebutez pas aux difficultés de la porte (…). Heureux si tu me cherches où tu peux me trouver, entre ! Le plus difficile est alors obtenu » (ibid., 53-54). Il est significatif que Ponge ait finalement gommé, dans le texte définitif (« L’Antichambre ») cette adresse au lecteur, pour la remplacer par une injonction à soi-même :

‘Accueille un visiteur qui t’étrangera mieux
Et par un front rebelle activera ton jeu.
Montre-toi connaisseur des façons de l’abord
Et dès ta porte ouverte afin qu’on ne s’éloigne
Hôte à tort ne te montre oublieux de promettre
Une lueur d’abord entre tes quatre murs (PR, I, 184). ’

La deuxième version fait de ce qui était un appel au lecteur une affaire à régler entre l’auteur et lui-même, une stratégie personnelle qui ne va pas sans une certaine instrumentalisation du lecteur : il faut l’utiliser comme facteur d’« activation » de la créativité, et de distance par rapport à soi-même (il forcera l’auteur à « s’étranger »). Malgré tout, ce texte reste révélateur du désir de confrontation à l’altérité. Le « front » c’est ce qui emblématise l’autre dans sa position de vis-à-vis, c’est le visage de l’autre140. L’adjectif « rebelle » renforce cette notion de résistance : Ponge ne veut pas d’un lecteur soumis. C’est une confrontation active qu’il souhaite, voire un conflit : le rebelle (re-bellis) est étymologiquement celui qui « recommence la guerre ». La dimension agonistique de la relation au lecteur, prégnante au début de l’œuvre, ne s’en absentera jamais tout à fait. C’est celle que Ponge a choisi de privilégier dans la version finale du texte, qui est, à y bien regarder, essentiellement censurante par la distance qu’elle instaure : elle supprime l’appel au lecteur, gomme le tragique de la métaphore du tombeau et introduit une certaine ironie, ne serait-ce qu’en donnant au texte le titre de « L’Antichambre ». En effet, s’il est question dans ce texte de laisser entrer le lecteur chez soi, cet accueil se voit considérablement limité par la notion d’antichambre, qui comporte une connotation à la fois mondaine et provocatrice : il s’agit en somme de laisser le visiteur « faire antichambre ». Ponge, du reste, n’a pas fini de faire appel à la patience du lecteur. Dans une ambiguïté qui caractérisera durablement sa relation à ce lecteur, il l’accueille tout en mesurant sur lui son pouvoir.

Il faut mentionner enfin, autre facette de cette ambiguïté, la présence apparemment paradoxale d’un appel au lecteur dans l’un des textes pourtant les plus hermétiques de cette période : « Fable ». Cette mise en scène de la spécularité du langage (« Par le mot par commence donc ce texte / Dont la première ligne dit la vérité ») s’accompagne d’une adresse au lecteur (« Cher lecteur déjà tu juges / Là de nos difficultés ») que l’on peut interpréter comme une tentative de sortir de l’enfermement du miroir (« APRES sept ans de malheur / Elle brisa son miroir ») (PR, 176). On peut ainsi lire dans « Fable » l’intuition de la nécessité salvatrice d’en appeler au lecteur pour échapper aux apories de la réflexivité.

Si l’on dresse un rapide bilan du « drame de l’expression », l’on constate que le projet exprimé dans « La Promenade dans nos serres » a perdu l’essentiel des moyens de sa mise en œuvre. L’auteur ne fait plus confiance aux mots ni à la possibilité d’être « compris », et surtout il a renoncé à « s’exprimer », à être lui-même dans ses écrits. Quant au monde, initialement congédié, il est toujours aussi absent. En somme, il n’y a plus rien pour assurer la communication : ni référent, ni existence d’un je, ni confiance en un tu, ni foi en l’existence même du processus de signification. Il n’y a plus que le langage, désiré et haï, dans un absolu où menacent la mort et la folie. Et toujours la volonté, envers et contre tout, de s’imposer. Le désir de traiter les mots « hors significations » s’est refermé comme un nouveau piège empêchant la parole.L’écrivain alors se fige dans des postures de radicalisation désespérée. Avec « La Dérive du sage » (1925) il met en scène une apocalypse où il figure en poète-naufragé : « Je mettrai le feu à mon île ! Non seulement aux végétations ! Je me chaufferai à blanc jusqu’au roc ! Jusqu’à l’inhabitable ! J’allumerai peut-être un soleil ! » (PR, I, 183). Dans un accès de rage, il substitue à la signification absente l’ignification généralisée. Et se fait disparaître lui-même au sein de l’absolu du langage : «Le Verbe est Dieu ! Je suis le Verbe ! Il n’y a que le Verbe ! » (ibid., 183). Le voici reconduit à la parole divine, au Verbe, et à la célèbre ouverture de l’Evangile de Jean141. Même si le poète est ici divinisé, posé en égal de Dieu, il n’en reste pas moins que c’est la Parole divine qui fait référence. Dans « La Dérive du sage » comme dans « La Famille du sage », la question est celle de l’autorité garante du sens. Le sage est devenu fou parce qu’il n’y a plus d’autorité qui cautionne le sens. C’est l’absolu (inaccessible) du Verbe qui déclenche désespoir et dérive vers la folie. On retrouve cette radicalisation, mais sur un mode plus sarcastique et grinçant, dans « Justification nihiliste de l’art » (1926) qui propose « l’abus » du langage, dans un flux dévastateur, comme le meilleur moyen de le ridiculiser et de s’en venger : « Tout détruire sous une catastrophe des eaux. Tout inonder. (…) ridiculisons les paroles par la catastrophe, – l’abus simple des paroles » (PR, I, 175). Si Ponge, en 1924, affirmait encore son aspiration à une profonde nécessité de l’expression (« C’est la même chose : nécessité logique et nécessité vitale ») (PE, II, 1039), le contact avec cette nécessité vitale, exprimée dès l’origine, est momentanément coupé.

Notes
136.

Citons par exemple « L’Imparfait ou les poissons volants » (1924), « L’Antichambre » (1924), « L’Avenir des paroles » (1925), « Fable » (non daté), « Pelagos » (non daté), « Flot » (1928), « Strophe » (1928).

137.

Dont il faut rappeler la formule célèbre : « Impersonnifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur » (« L’Action restreinte », Divagations, op. cit, p. 258).

138.

Lettre de février 1922 citée par Michel Collot dans sa notice (OC I p. 876).

139.

Bruno Gelas, La poésie à la recherche d’une définition, 1920-1940, Thèse de doctorat d’Etat, Université Paris III, 1980, t. II, p. 322.

140.

Frons signifie « visage » et « partie antérieure d’un objet ».

141.

« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu » (Jean, I, 1, La Bible, Traduction œcuménique, op. cit).