5. L’issue : « parler contre » et se tourner vers les choses (1926)

A. « Parle, parle contre le vent »

L’année 1926 voit culminer les difficultés. Ponge est plongé dans un dégoût tel que, lorsqu’il reçoit les épreuves de son premier recueil, Douze petits écrits, il souhaite renoncer à le publier, ce qui lui vaut des remontrances de la part de Paulhan : «Enfin, ce livre. (…) Tu sais quels reproches il m’a valus depuis que, composé, tu t’obstines à l’empêcher de paraître »142 (Corr. I, 67, p. 65). Une note de Claire Boaretto, dans la correspondance Ponge-Paulhan fait même état d’un « accident nerveux » survenu en mai 1926 : « C’est le moment où Francis Ponge est le plus enfoncé dans ses exigences. C’est alors qu’une nuit, dans l’appartement du boulevard Port-Royal, il tombe à la renverse. Accident nerveux, semble-t-il. Il part se reposer à Balleroy, en Normandie, en mai 1926… » (Corr. I, note 3 p. 69)

Pourtant c’est aussi le moment où une issue va être trouvée. Issue vers laquelle Ponge avait commencé, pendant l’hiver 1925-26, à faire quelques pas en composant ce texte qu’est « Le Jeune Arbre », dont il ignorait sans doute qu’il inaugurait une série à fort potentiel libérateur. Avec ce poème apparaît la première occurrence d’un motif appelé à un important développement : celui de l’arbre comme image du poète. Si dans « La Famille du sage », c’était le père qui était l’arbre, la famille réunie autour de son corps étant comparée à « une cloche de feuilles, d’un même arbre contre le tronc, calme et froid » (L, I, 447), dans cette première reviviscence du motif le poète exhorte et encourage le jeune arbre – auquel il s’identifie :

‘Fais de toi-même agitateur
Déchoir le fruit comme la fleur.
Quoiqu’encore malentendu
Et peut-être un peu bref contre eux
Parle ! Dressé face à tes pères
Poète vêtu comme un arbre
Parle, parle contre le vent
Auteur d’un fort raisonnement (PR, I, 184-185).’

Le nerf vibrant du poème, c’est cette injonction parle ! trois fois répétée. Il s’agit de s’arracher au risque du silence, et la découverte qui rend possible cet arrachement, c’est le passage du désir de s’imposer par la parole à celui de s’opposer, d’affirmer son existence en se « posant en face » et en résistant à tout ce qui menace cette parole naissante : l’autorité des poètes reconnus (« Parle ! Dressé face à tes pères ») ainsi que les obstacles et les risques de déstabilisation (« Parle, parle contre le vent »). Au monument de raisons le poète s’opposera comme « auteur d’un fort raisonnement »143. Pour la première fois Ponge articule ce mot d’ordre « parler contre », qui va devenir chez lui une formule quasi magique : « Une seule issue : parler contre les paroles » écrira-t-il encore en 1930, dans « Des raisons d’écrire » (PR, I, 197).

Mais ce n’est pas seulement par la substitution du thème du « s’opposer » au « s’imposer » que « Le Jeune Arbre » représente une issue. Il introduit aussi – dans un seul et même mouvement – un motif de la plus grande importance : celui du dépouillement nécessaire. C’est à condition d’opérer un certain nombre de renoncements que le poète pourra affirmer l’essentiel : son existence parlante. Le jeune arbre doit choisir de se séparer volontairement de son « fruit » et de sa « fleur », faire de lui « déchoir » ces symboles traditionnels d’une production poétique émanant comme naturellement du cœur profond du poète. C’est renoncer à la fois à l’expression de la subjectivité, et à une certaine forme de « beauté littéraire » reconnue. Ainsi, c’est paradoxalement en renonçant à soi que Ponge entrevoit une confiance à être soi, à l’affirmer, et à s’opposer comme tel. Mais l’entreprise de dépouillement ne fait encore que commencer…

En attendant, Ponge trouve, dans un retour à Mallarmé, de quoi étayer son désir de s’affirmer contre. Les « Notes d’un poème (sur Mallarmé) », rédigées en 1926, témoignent d’une énergie nouvelle, alimentée par l’exemple de l’aîné qui lui aussi « parle contre » : « Il a créé un outil antilogique. Pour vivre, pour lire et écrire. Contre le gouvernement, les philosophes, les poètes-penseurs » (PR, I, 182). L’emploi du mot logique (omniprésent à cette période) manifeste ici une évolution spectaculaire : de l’ « imitation des façons logiques », on est passé à la prise en considération du langage comme « outil antilogique ». S’appuyant en cela sur Mallarmé, Ponge fait de cet auteur une lecture à contre-courant, comme le souligne Michel Collot :

‘à l’encontre d’une certaine lecture de l’entreprise mallarméenne qui en fait une quête de l’Idée conduisant aux confins du silence, Ponge y voit une exaltation des pouvoirs du langage, devenu un instrument « antilogique », dont la finalité n’est ni métaphysique ni purement esthétique, mais plutôt éthique. Ce faisant, il s’oppose aux tenants de la « poésie pure », aux surréalistes et à leur modèle Rimbaud, ainsi qu’à Paul Valéry (…) qui confisque l’héritage mallarméen144. ’

Il est remarquable aussi que, contre le fameux « silence mallarméen », Ponge affirme la parole comme refus du silence : « Le langage ne se refuse qu’à une chose, c’est à faire aussi peu de bruit que le silence » (PR, I, 181). Mallarmé est un encouragement à faire confiance – contre le silence – au désir d’expression, à faire confiance à sa singularité, à parler quand même :

‘Chaque désir d’expression poussé à maximité. Poésie n’est point caprice si le moindre désir y fait maxime. (…) Affranchissement de l’appétition, du désir de vivre, de chaque caprice d’expression (ibid., 182). ’

C’est dans ce texte que le mot « désir », longtemps absent145, fait son apparition (il n’y figure pas moins de quatre fois) : une nouvelle ère s’ouvre, dans laquelle l’exigence tiendra désormais compte du désir, ne se pensera plus nécessairement en opposition à lui. Le désir d’adhésion à soi-même s’exprime avec force :

‘Malherbe, Corneille, Boileau voulaient plutôt dire « certainement ». La poésie de Mallarmé revient à dire simplement « Oui ». « Oui » à soi-même, à lui-même, chaque fois qu’il le désire (ibid., 182).’
Notes
142.

Ponge laissera finalement paraître le livre. Sa publication, en mars 1926, suscitera peu d’échos.

143.

Il faut signaler que Ponge, dans une intuition fulgurante de l’évolution future qui le conduirait de la « raison » à la « réson » avait écrit à l’origine « d’un fort résonnement ». L’avis défavorable de Paulhan sur ce mot – « Le "fort résonnement" me choque un peu », écrivit-il à Ponge (Corr. I, 76, p. 71) – lui fit renoncer à cette intuition.

144.

Notice sur le texte, OC I, p. 972.

145.

Il sera désormais de plus en plus employé par Ponge, alors que jusqu’en 1926, il n’apparaît que sous la forme très restrictive du « désir de plaire » (PE, II, 1043). (Une seule exception : « L’Homme qui désire voyager », texte longtemps inédit sans doute écrit la veille de la « fugue » de Ponge à Fontainebleau, en 1923.)