B. S’appliquer aux choses

On l’a vu plus haut, les conditions d’exercice de la communication étaient arrivées à la limite de l’impossibilité, tant en étaient exsangues – quand ils n’étaient pas absents – les différents facteurs en jeu. Mais voici que grâce à l’émergence du désir de « parler contre », le je se voit infuser un sang nouveau. C’est en s’opposant, en se dressant face à ce qui n’est pas lui, qu’il pourra affirmer son existence. Il lui faut donc d’urgence se tourner vers autre chose que lui-même : la place est maintenant libre pour le retour de ce que Ponge nommera plus tard « l’évidence muette opposable » (RE, I, 357), c’est à dire le monde et les choses. Les facteurs en jeu dans la communication sont prêts à connaître une redistribution.

D’après la correspondance Ponge-Paulhan, c’est en mai 1926, juste après « l’accident nerveux » déjà mentionné, que s’opère cette étape décisive qui consiste pour Ponge à choisir de prendre le parti des choses146. Longtemps après, l’auteur évoquera ce moment dans la « Seconde méditation nocturne », en 1943 :

‘soudain, je ne sais comme, à Balleroy, au Chambon, je commençai à m’appliquer aux choses.
Des ravissements de citadin devant l’étrangeté vivace de la nature m’amenèrent à tenter quelques descriptions (…)
Y trouvai-je quelque satisfaction ? Sans doute – et quelque récompense. Quelque délectation à mon propre talent (NNR II, II, 1189).’

Le texte « La Robe des choses », composé en 1926 – et publié beaucoup plus tard dans Pièces – constitue la première déclaration du nouveau parti pris. C’est un texte de réconciliation, de retour à la vie, et il est remarquable que ce soit aussi un texte entièrement adressé, invitant le lecteur à retrouver, lui aussi, le goût des choses. S’appliquer aux choses, c’est retrouver une voie d’accès vers autrui, comme si chez Ponge la joie allait nécessairement de pair avec l’adresse, dans un désir immédiat de partage. Décrivant les infinies variations créées par la lumière, le texte fait se succéder les injonctions au lecteur :

‘si les objets perdent pour vous leur goût, observez alors, de parti pris, les insidieuses modifications apportées à leur surface par les sensationnels événements de la lumière et du vent…. », « aimez ces compagnies de moustiques à l’abri des oiseaux… », « soyez émus… », « apprenez donc… » (P, I, 695-696).’

Notes
146.

« Il part se reposer à Balleroy, en Normandie (…). Là, à Balleroy, Francis Ponge concevra Le Parti pris des choses, en se promenant dans la campagne » (Corr. I, note 3 p. 69).