C. De l’arbre au « Monument »

Parallèlement le motif de l’arbre suit son cours : comme suite au « Jeune arbre », Ponge écrit, la même année, « Mon arbre », où s’exprime au futur la confiance dans le devenir de cet arbre (qu’il ne qualifie plus de « jeune ») :

‘Mon arbre dans un siècle encore malentendu
Dressé dans la forêt des raisons éternelles
Grandira lentement, se pourvoira de feuilles,
A l’égal des plus grands sera tard reconnu (PR, I, 190).’

On observe là le retour, en même temps que la valorisation, du mot « raisons ». La position de l’auteur face à la raison est complexe : tout en luttant contre la prétention du langage à dire une vérité logique, il aspire à rejoindre les « raisons éternelles ». C’est qu’elle ne sont pas du même ordre que celles des « monuments de raison », mais cette différence ne sera mise en lumière que plus tard, avec le rapprochement raison/réson. En tout état de cause, la position de Ponge ne se confond en rien avec un antirationalisme.

Mais c’est à la fin de l’année 1926 que le motif subit une évolution remarquable, avec « Le Tronc d’arbre ». Poussant beaucoup plus loin que « Le Jeune Arbre » l’entreprise de dépouillement volontaire, le texte propose un arbre débarrassé non seulement de ses fleurs et de ses fruits, mais aussi de son feuillage, et même de son écorce, c’est à dire de tout ce qui fait joli mais qui est contingent, tributaire d’émotions passagères :

‘Puisque bientôt l’hiver va nous mettre en valeur
Montrons-nous préparés aux offices du bois
Grelots par moins que rien émus à la folie
Effusions à nos dépens cessez ô feuilles
Dont un change d’humeur nous couvre ou nous dépouille (…)
Détache-toi de moi ma trop sincère écorce
Va rejoindre à mes pieds celles des autres siècles (PR, I, 231)’

Aux joliesses du feuillage est préférée l’austérité du tronc d’arbre nu. Avec cet idéal ascétique on est loin des massifs et parterres colorés de « La Promenade dans nos serres ». Désormais il s’agit de se confronter à une expérience de dépouillement extrême qui consiste en quelque sorte à mourir à soi-même. La mort continue à travailler en profondeur le projet esthétique de Ponge, jusqu’à en fournir un idéal :

‘Ainsi s’efforce un arbre encore sous l’écorce
A montrer vif ce tronc que parfera la mort (ibid., 231).’

C’est en 1929 que le processus de dépouillement-affirmation initié dans « Le Jeune Arbre » connaîtra son aboutissement, avec le poème « Le Monument ». Il s’agit d’une radicalisation extrême car le monument en question est la tombe du père : le texte, primitivement intitulé « A mon père décharné », érige en perfection esthétique le corps du père défunt, squelette auquel n’adhère plus aucune chair :

‘Père dont j’ai reçu la vie et ces leçons
De ton corps à présent voici la perfection (…)
Tes os se sont enfin installés à leur boîte
Ils adhèrent sans gêne à cette planche droite
Qui pour ce pur débris ne paraît plus étroite.
Je peux rouvrir les yeux sur ta transformation
Elle ne m’émeut plus, -si complète soit-elle,
M’ôte le désespoir de ta forme mortelle,
Et m’intéresse plus que tes anciens portraits147.’

Dans une première version du poème, Ponge avait écrit :

‘(Tout est bien. Ce seul mot me guérit de la peur)
C’est une DESCRIPTION qui me sauvera l’âme,
Approuvant la nature ou bien la récitant.
Faisant jouer les mots et leur autorité
Contre ce qui d’abord pouvait nous effrayer. ’

Le drame inauguré par la mort du père en 1923, et la crise de confiance dans le langage qui lui a fait suite trouvent ici leur résolution. Le parti qui a été pris est le bon, puisqu’il permet à la joie de la contemplation de s’exercer jusque devant l’objet le plus effrayant, le plus impensable. Désormais la mort qui a été nommée et regardée en face, va perdre une partie de son pouvoir de sape dans l’exercice du langage.

Notes
147.

Le texte, envoyé à Paulhan par Ponge en 1929, figure dans Corr. I, pp. 112-114. Seule une petite partie de ce texte sera publiée, d’abord dans La Table ronde, en 1952, puis dans Le Grand Recueil, Lyres, 1961. Il sera du reste, comme on l’a vu, placé par Ponge en tête du Grand Recueil.