6. « Raisons » de parler

A. Un nouveau regard sur la parole et sur soi-même

En 1927, Ponge a déjà entrepris la rédaction de quelques futurs textes célèbres du Parti pris des choses : « L’Huître », « La Mousse », « La Crevette ». L’attention particulière qu’il accorde aux animaux à coquille devient manifeste. C’est qu’elle articule son nouveau parti pris d’attention aux choses avec sa quête d’une nouvelle manière de considérer le langage. A cette époque le mot « parole » commence à apparaître avec insistance : son appropriation devient possible. C’est en particulier avec « Notes pour un coquillage » (daté de 1927-28) que la parole fait son entrée en majesté, inscrite en capitales (« la PAROLE ») qui la rédiment. Ce texte essentiel opère une réhabilitation de la parole en la liant intimement au corps, à la façon d’une coquille, lui conférant ainsi cette nécessité tant souhaitée :

‘j’admire surtout certains écrivains ou musiciens mesurés (…) parce que leur monument est fait de la véritable sécrétion commune du mollusque homme, de la chose la plus proportionnée à son corps, et cependant la plus différente de sa forme que l’on puisse concevoir : je veux dire la PAROLE (PPC, I, 40). ’

On voit comment le texte substitue au terrible « monument de raisons » évoqué en 1922 un autre monument, proportionné cette fois (c’est le sens étymologique du mot raison) à l’individu, et sécrété par lui-même. La même notion d’adéquation s’exprime dans « Le Mollusque », à propos de l’impossibilité d’arracher le mollusque à sa coquille : « La moindre cellule du corps de l’homme tient ainsi, et avec cette force, à la parole, – et réciproquement » (ibid., 24). La parole protège, abrite, offre une enveloppe solide. Etant sécrétion 148, elle permet une salutaire séparation par rapport au monde extérieur.

Allant plus loin dans la revalorisation, Ponge en vient à la considérer comme la condition de toute rigueur. Dans « De la modification des choses par la parole » (1929), comparant l’effet produit par la parole à celui de la transformation de l’eau en glace, il écrit : « La parole serait donc aux choses de l’esprit leur état de rigueur, leur façon de se tenir d’aplomb hors de leur contenant » (PR, I, 174). La « rigueur », par l’un de ses sens, renvoie à une sévérité inflexible. Il s’agit de lutter contre tout relâchement, toute apparence liquide : pour Ponge, la représentation abhorrée est celle du « flot » de langage. D’une manière générale, l’ennemi c’est l’eau, c’est ce qui est informe et qui s’écoule, c’est-à-dire, dans l’ordre verbal, le bavardage. Aussi dans « Le Cycle des saisons » le poète porte-t-il un regard dubitatif sur l’enthousiasme naïf des arbres au printemps, qui « lâchent leurs paroles, un flot, un vomissement de vert » ; « ils croient pouvoir dire tout, recouvrir entièrement le monde de paroles variées : ils ne disent que "les arbres" » (PPC, I, 23).

A cette époque apparaît un subtil jeu d’alternance grammaticale dans l’usage du mot « parole ». Si jusque là Ponge employait surtout le mot au pluriel (« les paroles ») pour en dénoncer les insuffisances, il privilégie à présent l’usage singulier du mot lorsqu’il entreprend de réhabiliter LA parole. Désormais il y aura deux vocables, renvoyant à deux réalités différentes : la parole (qui en viendra même à prendre une majuscule) et les paroles (vaines). De la première acception ressortiront par exemple l’emploi du mot dans « De la modification des choses par la parole » et dans « Le Galet »149, tandis que « Le Cycle des saisons » stigmatisera l’impuissance et le vain bavardage des paroles.

Et, dans cette réhabilitation de la parole, il est un autre mot fondamental qui apparaît pour la première fois en 1927, dans « Pas et le saut » : celui de « rhétorique ». En partie sans doute grâce à l’influence de Paulhan, Ponge accuse désormais moins les mots que certains usages qui en sont faits. On sait en effet que Paulhan se refusait à déplorer les insuffisances du langage, auxquelles un travail d’ordre rhétorique pouvait selon lui remédier. Dans le sillage de cette brèche ouverte, Ponge déclare « préconiser » « l’abrutissement dans un abus de technique, n’importe laquelle ; bien entendu de préférence celle du langage, ou RHETORIQUE » (PR, I, 172). Il justifie la rhétorique par la nécessité de faire du langage une arme, et de l’éloigner par là de la simple activité de parole :

‘Quoi d’étonnant en effet à ce que ceux qui bafouillent, qui chantent ou qui parlent reprochent à la langue de ne rien savoir faire de propre ? Ayons garde de nous en étonner. Il ne s’agit pas plus de parler que de chanter. (…) Traitée d’une certaine manière, la parole est assurément une façon de sévir (ibid., 172). ’

On voit, par la surprenante association de la rhétorique au fait de « sévir », que l’usage que fait Ponge du mot rhétorique va à contre-courant de toute notion d’ornementation du langage. La rhétorique se mettra au service de la colère, voire de la fureur, conformément au sens étymologique de « sévir »150. La future « rage » de l’expression est déjà là, associée paradoxalement à une inflexibilité (voire une censure) en matière de langage à laquelle renvoyait déjà la « rigueur » mentionnée plus haut. Bien sûr, la rhétorique dont parle Ponge n’a rien à voir avec un code de conventions préétablies. Elle est au contraire une solution à chercher, et correspond au maximum de singularité possible : « il faudrait non point même une rhétorique par auteur mais une rhétorique par poème » (PR, I, 198) écrit-il en 1928 dans « Raisons de vivre heureux ». La rhétorique sera la principale pourvoyeuse d’armes contre la parole commune.

Etroitement imbriqué à cette nouvelle possibilité de confiance dans la parole, se fait jour l’espoir de parvenir à « être soi » dans ses écrits. Il ne s’agit pas cependant d’un retour à la position initiale du « je veux le croire, on peut me comprendre, je suis compris » mais plutôt d’une nouvelle manière de concevoir la singularité, et l’expression de celle-ci. Dans « Le Tronc d’arbre », Ponge constatait qu’il lui fallait renoncer à l’expression de certains aspects de sa personnalité, trop contingents, trop éphémères, trop susceptibles de se transformer encore et toujours en masques. Cette « trop sincère écorce », il faut consentir à s’en défaire si l’on veut vraiment « se démasquer » et exposer le tronc d’arbre dans son essentielle nudité. Et à quoi cette essentielle nudité correspond-elle ? C’est en concevant son parti pris des choses que Ponge pourra la définir : il s’agit de la singularité de son rapport au monde. Maintenant le je n’est plus seul en face des mots pour essayer de se dire : les choses sont là, comme un garant infaillible de vérité. Ponge renonce à « se dire » pour décider d’éprouver et de dire sa relation au réel. Par là même il échappe aux masques, les choses lui offrant la possibilité de se replonger à tout moment dans l’authenticité de la sensation éprouvée. Il sort du « drame des masques » dans lequel il était plongé depuis des années : « Hors de ma fausse personne c’est aux objets, aux choses du temps que je rapporte mon bonheur » écrit-il dans « Ressources naïves » en 1927 (PR, I, 197). Or, dans cette sortie hors de lui-même il découvre la possibilité d’un retour à lui-même, les choses lui permettant de se construire, grâce aux « qualités » et aux « modèles » inédits qu’elles proposent : « L’esprit, dont on peut dire qu’il s’abîme d’abord aux choses (…) dans leur contemplation, renaît, par la nomination de leurs qualités, telles que lorsqu’au lieu de lui ce sont elles qui les proposent » (ibid., 197). Ponge renoue alors avec la ferveur lyrique autrefois exprimée dans « La Promenade dans nos serres », à cette différence près que désormais c’est aux choses qu’elle rend grâce : « Alors, ô vertus, ô modèles possibles-tout-à-coup, que je vais découvrir, où l’esprit tout nouvellement s’exerce et s’adore » (ibid., 197).

Ponge fait ainsi dans le même mouvement l’expérience d’un deuil nécessaire quant aux possibilités de s’exprimer, et d’une nouvelle possibilité d’expression par la médiation des choses. Dans un projet d’ « Introduction au Parti pris des choses », il signale comme une étape décisive ce changement d’orientation :

‘Il s’agit pour moi de faire parler les choses puisque je n’ai pas réussi à parler moi-même, c’est-à-dire à me justifier moi-même par définitions et proverbes. (…) 
Renonçant à me modifier moi-même, ni d’ailleurs les choses, – renonçant également à me connaître moi-même, sinon en m’appliquant aux choses. (…) L’on ne me connaîtra, l’on n’aura une idée de moi que (…) par l’accent de ma représentation du monde (PE, II, 1033). ’

Au bout du compte, malgré la mention d’un échec, c’est une perspective libératrice qui s’ouvre alors : la possibilité d’être enfin soi, délivré du risque d’être dupe de son propre personnage. C’est ce qu’exprime fermement Ponge dans « Le Parnasse », (écrit en 1928), lorsqu’à propos de « Malherbe, Boileau ou Mallarmé » et de la difficulté de s’« ajouter à eux pour que la littérature soit complète », il conclut : « mais il suffit de n’être rien autre que moi-même » (PR, I, 188).

Notes
148.

Mot issu de secernere, qui signifie « séparer ».

149.

Qui définit le galet comme l’état de la pierre « à l’époque où commence pour elle l’âge de la personne, de l’individu, c’est-à-dire de la parole » (PPC, I, 54).

150.

Le premier sens du latin saevire est « être en fureur, en furie, en rage (en parlant des animaux) ». Appliqué à l’homme, le mot signifie « se démener, faire rage » avant de désigner l’usage de la rigueur.