B. 1929-1930 : la formulation énergique des « raisons »

A partir de 1929 se dessine un certain éloignement par rapport à Paulhan, éloignement qui aboutit à une première brouille, de 1930 à 1932. Ponge reproche à Paulhan de sacrifier à une littérature installée et de préférer la N.R.F. à « des choses qui existent et qu’elle étouffe », précisant que « le procédé d’étouffement, dans le cas de mise en épreuve et de non publication, est des plus nets »151 (Corr. I, 119, p 121-122). Cette insistance sur l’étouffement est significative : le sentiment d’empêchement de la parole est désormais, en partie au moins, associé à celui d’une censure de la part du mentor152. Dans le même temps, Ponge se rapproche du groupe surréaliste. En février 1930, il rencontre Breton et il collaborera au numéro 1 de la revue Le Surréalisme au service de la révolution. Sur les ambiguïtés de cette adhésion – du reste très éphémère – je renvoie aux analyses détaillées de Jean-Marie Gleize153. Ce qu’il me semble important de souligner, par rapport à mon propos, c’est que le rapprochement avec les surréalistes va aider Ponge à exprimer vigoureusement et de façon polémique ses propres raisons d’écrire, ainsi que sa décision de réagir à l’aliénation exercée par le langage. Ce qui ne va pas sans paradoxe : c’est en effet dans les automatismes du langage que Ponge situe cette aliénation, alors que pour Breton c’est en trouvant le moyen d’écouter le langage que « "ça" parlera » et que « de cette parole naîtront tous les bouleversements possibles »154. Alors que pour Ponge il ne s’agit pas que ça parle, mais de conquérir une parole contre le langage.

‘Pour le Francis Ponge des Proêmes, il n’y a pas d’un côté le pouvoir (…) et de l’autre la langue qui pourrait devenir très vite instrument de libération (…). Non : il y a le « pouvoir » des mots, et le fait que le pouvoir de l’ordre établi s’exprime à travers le langage, utilise la langue pour pénétrer l’individu, le rendre étranger, inaccessible à lui-même, et le dominer155. ’

De cette époque datent trois « proêmes » (« Les Ēcuries d’Augias », « Rhétorique » et « Des raisons d’écrire ») qui traitent de la question du langage sur un mode très marqué par l’influence surréaliste : celui du manifeste politique, ou du coup de poing sur la table. Ponge, de nouveau, fait le procès du langage, mais en des termes différents : désormais les difficultés à user du langage sont présentées par lui moins comme un drame personnel que comme un phénomène collectif (le nous fait du reste une irruption massive dans ses déclarations) qui a une dimension politique. Dans « Les Ēcuries d’Augias » il dénonce un « ordre de choses honteux » (sommairement, l’ordre capitaliste marchand) qui est d’autant plus redoutable qu’il s’exerce aussi dans le langage :

‘passe encore, si l’on ne nous obligeait pas à y prendre part, si l’on ne nous y maintenait pas de force la tête, si tout cela ne parlait pas si fort, si tout cela n’était pas seul à parler (PR, I, 191-192, je souligne). ’

Le drame de la parole commune, qui s’exprimait en termes psychologiques dans « L’Aigle commun » en 1923 est maintenant pensé en termes d’aliénation :

‘Hélas, pour comble d’horreur, à l’intérieur de nous-mêmes, le même ordre sordide parle, parce que nous n’avons pas à notre disposition d’autres mots (…) que ceux qu’un usage journalier dans ce monde grossier depuis l’éternité prostitue (ibid., 192). ’

Se dit ici le sentiment d’une expropriation du langage156. Il faudra très longtemps à Ponge pour se constituer une patrie dans la parole.

Dans « Rhétorique », qui se propose de « sauver quelques jeunes hommes du suicide et quelques autres de l’entrée aux flics ou aux pompiers » (PR, I, 192), on retrouve la même insistance sur le rapport entre parole et pouvoir et surtout sur l’aliénation :

‘Je pense à ceux qui se suicident par dégoût, parce qu’ils trouvent que « les autres » ont trop de place en eux-mêmes. 
On peut leur dire : donnez tout au moins la parole à la minorité de vous-mêmes. Soyez poètes. Ils répondront : mais c’est là surtout, c’est là encore que je sens les autres en moi-même, lorsque je cherche à m’exprimer je n’y parviens pas. Les paroles sont toutes faites et s’expriment : elles ne m’expriment point. Là encore j’étouffe.
C’est alors qu’enseigner l’art de résister aux paroles devient utile (ibid., 192-193).’

Cette notation sur l’envahissement de l’être parlant par « les autres », dans un texte où s’opposent manifestement « les paroles » et « la parole », pose clairement les termes du problème que Ponge va s’atteler à dépasser : ces « autres », il va lui falloir les expulser de soi, les objectiver, et pour cela les placer en face, en position de destinataires. C’est en modifiant et en déplaçant le statut de « l’autre » que Ponge parviendra à affirmer sa propre position. Mais ceci ne se réalisera que plus tard…

Dans ces trois textes-manifestes, un motif s’impose : celui de la parole sale, et du dégoût qu’elle inspire. Dégoût qu’il faut pourtant surmonter, car il n’y a guère d’autre choix possible, la langue commune étant le seul instrument disponible : « Tout se passe pour nous comme pour des peintres qui n’auraient à leur disposition pour y tremper leurs pinceaux qu’un même immense pot où depuis la nuit des temps tous auraient eu à délayer leur couleur » ( PR, I, 192). Outre celle du pot de peinture sale, d’autres comparaisons tout aussi peu ragoûtantes viennent sous la plume de Ponge à propos de la langue : purin des écuries d’Augias, habitudes contractées « dans tant de bouches infectes » (ibid., 196), « tas de vieux chiffons pas à prendre avec des pincettes » (ibid., 196)157

Mais ces constats, désormais, loin de déboucher sur l’aphasie, jouent le rôle d’un défi collectif stimulant : « Voilà ce qu’on nous offre à remuer, à changer de place. Dans l’espoir secret que nous nous tairons. Eh bien ! relevons le défi » ( PR, I, 196, je souligne), proclame Ponge dans « Des raisons d’écrire ». Une lutte sans relâche s’impose, contre le risque toujours menaçant d’être réduit au silence par la tyrannie des paroles imposées : « il faut à chaque instant se secouer de la suie des paroles » et « le silence est aussi dangereux dans cet ordre de valeurs que possible. » (ibid., 196). Selon la formule de Jean-Marie Gleize, « mutité égale oppression »158. L’urgence est donc de ne pas laisser s’imposer la mutité, et de prendre la parole. En 1944 encore, Ponge définira de nouveau la parole comme une insurrection indispensable, offensive, violente s’il le faut :

‘Il faut parler : le silence en ces matières est ce qu’il y a de plus dangereux au monde. (…) Il faut d’abord parler, et à ce moment peu importe, dire n’importe quoi. Comme un départ au pied dans le jeu de rugby : foncer à travers les paroles, malgré les paroles, les entraîner avec soi (PR, I, 212). ’

On voit que le verbe « prendre » recouvre, dans l’expression « prendre la parole » tout son sémantisme concret : il s’agit de s’emparer de la parole.

La langue exerce une violence : c’est maintenant pour Ponge un fait établi. Comme autrefois, il exprime sa colère contre elle, mais cette fois il ne s’agit plus d’une rage impuissante. L’« ennemi » est beaucoup mieux ciblé, et Ponge a foi en l’existence de moyens pour le combattre : à la violence subie, il faut répondre par une autre violence, dont l’arme sera la rhétorique, conçue comme « l’art de résister aux paroles (…), l’art de ne dire que ce que l’on veut dire, l’art de les violenter et de les soumettre » (PR, I, 193). Cette réaction est une question de survie, et pas seulement au plan individuel : « Somme toute fonder une rhétorique, ou plutôt apprendre à chacun l’art de fonder sa propre rhétorique, est une œuvre de salut public » (ibid., 193). Ponge s’engouffre résolument dans cette issue du « parler contre » qu’il avait entrevue dès 1926 avec « Le Jeune Arbre » : « Une seule issue : parler contre les paroles. Les entraîner avec soi dans la honte où elles nous conduisent de sorte qu’elles s’y défigurent. Il n’y a point d’autre raison d’écrire » (PR, I, 197). On voit ici Ponge reprendre le verbe « défigurer » qu’il avait utilisé en 1922, évoquant dans les Douze petits écrits son désir de « le défigurer un peu ce beau langage ». Désormais il met sous ce terme des moyens beaucoup plus précis, et il en parle avec une fermeté qu’il n’avait nullement en 1922 : il fait déjà preuve de cette étonnante ténacité qui consiste à ne lâcher jamais aucun des fils qu’il tient, mais à s’employer, au fur et à mesure de ses avancées, à les intégrer dans un assemblage nouveau.

La nouveauté essentielle, c’est que Ponge est parvenu à formuler ses « raisons ». A travers l’appropriation du mot « raison », dont la récurrence est spectaculaire à cette époque, c’est l’accession à la parole qui se joue. Peu avant « Des raisons d’écrire », Ponge avait composé « Raisons de vivre heureux » (1928-29). Le rapprochement des deux titres suggère que vivre et écrire relèvent des mêmes raisons, procèdent d’un même mouvement d’adhésion résolue à la vie. Dans « Raisons de vivre heureux » la principale raison d’être de la parole est d’entretenir chez l’homme, par des « retours de la joie », le sentiment de ses raisons de vivre. Ecrire c’est revivifier « la jouissance présomptive d’une raison à l’état vif ou cru ».

‘Etant entendu que l’on ne désire sans doute conserver une raison que parce qu’elle est pratique, comme un nouvel outil sur notre établi. (…) Ces retours de la joie (…) voilà exactement ce que j’appelle raisons de vivre.
Si je les nomme raisons c’est que ce sont des retours de l’esprit aux choses (PR, I, 198). ’

Ponge entend utiliser le mot « raison » à sa façon. Il réalise une appropriation de la raison, dans le sens de la nécessité vitale et du bénéfice pratique immédiat. Si par l’expression « raison pratique » Ponge fait sans doute allusion à la philosophie kantienne159, cela ne prouve que mieux que la parole est pour lui affaire essentiellement morale. Puisque l’asservissement de la parole à la raison lui est insupportable, il fonde en raison sa propre parole, la fonde en nécessité, se fait sa propre philosophie des rapports entre langage et raison. Dans « Des raisons d’écrire » (1928-30), l’aspect kantien n’est pas moins présent, la justification de l’écriture s’exprimant en termes d’impératif catégorique :

‘Une seule issue : parler contre les paroles (…). Il n’y a point d’autre raison d’écrire. Mais aussitôt conçue, celle-ci est absolument déterminante et comminatoire. On ne peut plus y échapper que par une lâcheté rabaissante qu’il n’est pas de mon goût de tolérer (PR, I, 197). ’

Bientôt cependant, avec « Plus-que-raisons » (1930), la notion même de « raisons » sera emportée dans celle de « force majeure », plus révélatrice de la nécessité vitale que représente, pour l’auteur, l’exercice de la parole, nécessité que « La Promenade dans nos serres » présentait déjà comme émanant du profond du corps :

‘Il s’agit d’avoir plus que raison. Il s’agit de vivre.
(…) il est hypocrite de faire croire que ce soit au nom de l’esprit que l’on puisse choisir dans l’esprit. Il n’y a aucunes raisons ; et ce ne saurait être jamais qu’au nom de forces majeures.
Or, il n’est qu’une force majeure : c’est l’instinct de conservation de l’esprit en tant qu’il est lié au corps. Il jouera sans que l’on s’en occupe : voix libre » (NR, II, 312).’

Notes
151.

Ponge fait allusion à la non-publication de quatre poèmes (dont « Le Jeune Arbre », et « Le Tronc d’arbre ») dont Paulhan avait annoncé la publication dès 1928.

152.

« La Mounine », où le soleil est investi d’une puissance tyrannique, évoquera l’étouffement de la nature: « Ici, les cieux s’occupent décidément d’étouffer la nature » (RE, I, 417).

153.

J.M. Gleize, Francis Ponge, op. cit. p. 43 à 78. L’oscillation entre les deux pôles que représentent Paulhan et les surréalistes révèle que Ponge « occupe une place (…) à laquelle ne correspond en fait aucun lieu institutionnel précis ». Certes « il partage avec Paulhan certaines conceptions du langage qu’il sait bien tout à fait en contradiction avec les propositions surréalistes » (p. 47); cependant son évolution éthique et politique, sa révolte devant « la violence du réel social » lui font prendre conscience « d’une certaine solidarité (intellectuelle) avec le surréalisme » (p. 50, p. 48).

154.

Ibid., p. 66.

155.

Ibid. p. 66.

156.

« Exproprié du langage, privé de sol où poser le pied, il ne reste plus à Ponge, dans un mouvement offensif de ressaisissement de soi, qu’à parler contre les paroles, qu’à tenter de faire entendre une voix, qu’à proposer un exemple de résistance » écrit Gérard Farasse dans L’Âne musicien, Sur Francis Ponge, Paris, Gallimard, NRF essais, 1996, p.14.

157.

C’est, avec moins de violence et moins de dégoût, ce qu’exprime aussi Valéry lorsqu’il parle du « nettoyage de la situation verbale », se comparant « aux chirurgiens qui purifient d’abord leurs mains et préparent leur champ opératoire » (« Poésie et pensée abstraite » in Variété, Œuvres complètes, t. I, op. cit.).

158.

J.M. Gleize, Francis Ponge, op. cit., p. 67.

159.

Le lien avec la notion kantienne de raison pratique reste à élucider.