Bilan au seuil des années trente

A la fin des années vingt, Ponge, armé de son parti pris des choses, prend résolument la parole : il sort ainsi d’une longue épreuve car il vient de faire l’expérience de la plus grave menace qui puisse peser sur la parole, celle qui concerne la possibilité même de son exercice, c’est-à-dire le risque de l’aphasie. L’enjeu de cette période, s’autoriser la prise de parole, a pris progressivement la forme d’un défi : réussir à parler malgré les obstacles qui s’y opposent, s’arracher à tout prix à la tentation du silence, au maintien dans l’état d’infans. Le ton sur lequel l’auteur exprime son désir de parler manifeste, entre 1919 et la fin des années vingt, une évolution spectaculaire : depuis l’invocation lyrique aux mots comme vecteurs d’une naissance au langage, jusqu’aux déclarations en forme de manifestes, on passe de l’aspiration aux mots d’ordre. C’est qu’entre-temps la mise en œuvre de la parole s’est révélée si difficile que seule une mobilisation sans cesse réaffirmée permet d’en soutenir l’exercice, celui-ci étant essentiellement conçu comme un effort continuel de résistance. Il ne s’agit plus de s’exprimer avec (les mots) mais de parler contre (les paroles). L’imploration confiante aux mots (« à mon secours ! grâce à vous (…), je veux le croire, on peut me comprendre, je suis compris ») a fait place à une détermination à mettre en œuvre « l’art de résister aux paroles », « de les violenter et de les soumettre ». Néanmoins, l’essentiel est que le défi est relevé, que la menace d’aphasie semble écartée, que la parole est prise : désormais elle est mise en œuvre, dans le cadre du projet précis, et fermement formulé, d’un parti pris en faveur des choses. La notion de parti pris témoigne du reste du caractère extrêmement volontaire de la démarche. Ponge a défini un champ dans lequel il peut s’autoriser la parole – selon des modalités que j’étudierai au chapitre suivant.

Cette évolution des années vingt qui conduit de la confiance à la mobilisation offensive ne se ramène pourtant pas à un simple renversement de position : « La Promenade dans nos serres », si elle exprime l’élan enthousiaste d’un moment de grâce, n’en manifeste pas moins une position déjà complexe par rapport au langage. L’appel au secours qu’elle formule implique l’existence de sérieuses difficultés ; le désir qu’elle proclame d’ « élever » les mots « à une condition plus noble que celle de simples désignations » témoigne d’une réflexion préalable sur le langage qui a conduit à un refus de l’asservir à l’établissement d’un sens ; l’aspiration à une « nouvelle induction de l’humain » dans les mots manifeste le rejet de la tendance qui les fait évoluer vers l’abstraction raisonnante et qui, de « traces humaines », les transforme en signes « trop détachés » de l’homme, « trop prétentieux, trop plastronnants ». Ces derniers mots sont significatifs : est en jeu déjà une lutte contre une certaine forme d’autorité, face à laquelle devra s’élaborer une stratégie de résistance. « La Promenade dans nos serres », ouverture officielle de l’œuvre, porte déjà témoignage d’une longue histoire avec le langage, dans laquelle la question de l’autorité semble cruciale.

Cette question est en même temps très complexe, car elle comporte un double aspect : aspiration à l’autorité et révolte face à elle. L’œuvre de Ponge ne cessera de témoigner de cette tension. D’une part la parole est d’emblée associée à un idéal de grandeur héroïque, capable de résister au temps et de s’imposer de manière pérenne. D’autre part la découverte précoce de la violence qu’elle exerce, de sa compromission avec le pouvoir, suscite une rébellion, accompagnée du désir d’en faire un autre usage, plus sensuel et moins « plastronnant ». En tout état de cause, si la parole du poète doit s’affirmer elle aussi comme autorité, il lui faut trouver sa propre définition de cette autorité, et ce sera l’affaire de toute l’œuvre.

Au moment où Ponge écrit « La Promenade », il est déjà hors de question pour lui de se servir du langage à des fins d’expression lyrique de ses sentiments. Il s’en fait une idée trop haute, l’imaginaire des inscriptions et de la grandeur héroïque l’a rendu trop inséparable d’un idéal de fermeté et d’impersonnalité pour que la parole se fasse complainte. Il sera donc très difficile pour l’auteur de se tailler une place dans la parole, dans la mesure où il en refuse d’emblée les deux usages les plus communément admis : l’expression lyrique et l’expression, sous forme d’abstractions, de vérités logiques (vingt ans plus tard, il songera encore à intituler son œuvre, « L’Usage de la parole »160). Le lyrisme étant d’emblée congédié, c’est surtout la confrontation à l’ambition de « vérité logique » qui va être au cœur de la réflexion. D’où la fréquence du mot « raison » et de l’adjectif « logique » dans les textes des années vingt161. Ponge découvre ce « monument de raisons » que constituent les discours qui l’entourent. Dans son désir de faire « aimer les mots pour eux-mêmes » il se heurte à un matériau déjà accaparé par « les autres », et déjà confiné dans sa fonction de signe, par rapport à des significations convenues. Il ne parviendra à reprendre courage devant le monument des raisons qu’en en élaborant une autre représentation imaginaire, cette fois ramenée à la dimension de l’individu, avec « Notes pour un coquillage », puis en bâtissant, en 1929, son propre « Monument » avec le texte qu’il consacre à son père. En attendant, il découvre que « parler » se ramène à « raisonner », y compris dans sa propre pratique162. Sachant qu’en face de ces discours humains qui prétendent exprimer une vérité logique, l’alternative est celle du Verbe divin, la voie est étroite pour lui entre ces deux puissances d’intimidation : il lui reste à se focaliser sur le Logos (« regardez les mots ») en essayant de le désolidariser de la pensée pour le considérer avant tout sous son aspect de réalité matérielle, presque charnelle. Telle est l’acception particulière qu’il donne à l’adjectif « logique », dont il use abondamment (« Fables logiques », imitation des « façons logiques »…). Cependant, Ponge va vivre jusqu’au vertige la crise de la signification qu’entraîne ce parti pris initial en faveur des mots considérés « hors des significations », crise que la mort du père, garant du sens, rendra insoutenable, en transformant le langage en lettre morte. C’est sur une expérience du langage profondément mortifère que s’arrachera la prise de parole.

Cherchant comment cette parole pourra s’imposer face à l’accablant « monument de raisons », l’écrivain est amené à valoriser ce qui, dans l’expression, participe d’une efficacité pragmatique « capable de victoire » : la vraie raison ne peut être que celle qui s’impose, celle qui, par sa qualité d’expression, se révélera comme « la raison du plus fort » – d’où une méditation sur le proverbe comme idéal de parole. Finalement, la tentative de désolidariser le logos du « monument de raisons » aura mis en œuvre deux moyens complémentaires : tirer l’adjectif « logique » vers une signification uniquement langagière, tirer la logique vers la seule efficacité pratique.

Cependant c’est en ramenant le mot « raison » vers son acception explicative, et en le mettant au pluriel, c’est-à-dire en élaborant « ses raisons », que Ponge trouvera la véritable issue, celle qui pour lui se confond avec une autorisation de parler. Lorsqu’il évoque, en 1926 « [s]on arbre dressé dans la forêt des raisons éternelles », il n’indique pas encore la nature de ces « raisons ». Mais il deviendra bientôt clair que les seules qui soient véritablement valables à ses yeux sont celles qui aident à vivre, qui se ramènent à des « raisons de vivre ». C’est uniquement sous cet aspect que Ponge entrevoit la possibilité d’une authentique nécessité de la parole : une nécessité émanant du profond de l’individu (ce que postulait déjà « La Promenade dans nos serres ») et comme garantie, dans le corps lui-même, par l’évidence d’un bonheur sensible. Raisons de vivre, d’écrire, de « vivre heureux », « plus-que-raisons », tels sont les enjeux désormais de la parole, et c’est sans doute la conscience de cette nécessité qui autorise désormais l’écrivain à désigner la parole comme telle, et à commencer à la réhabiliter, en l’opposant aux paroles.

L’autre facteur qui permet l’appropriation du mot parole et sa valorisation, c’est bien sûr le parti pris en faveur des choses. Car ce qui va donner la force de s’opposer aux paroles et à leurs fausses évidences, c’est, grâce à la joie qu’il procure, le contact avec l’évidence sensible des choses : lorsque dans la contemplation de la chose le poète « éprouve la joie de cette chose envahissante », il y voit « un triomphe », où se découvrent « enfin les seules raisons de parler (pour communiquer aux hommes, pour jouir moi-même, les raisons de la santé, de la joie, les raisons positives)163 » (« Démagogie des images », PE, 1022).

A partir de là, il y aura assomption parallèle de la parole et des raisons de parler, l’une et l’autre se confirmant de leur opposition respective aux paroles (vaines) et à la raison (abstraite). Parler est devenu pleinement concevable sous la double condition de le faire contre les paroles et en face des choses du monde, garantes à la fois du sens et de l’adhésion (partageable et partagée) à la vie. Par rapport à son rejet initial de la parole commune, Ponge a accompli un tour de passe-passe salvateur. Le commun se voit déplacer de la langue vers le monde. Ce qui va permettre de s’arracher aux lieux communs de la parole, c’est de faire des objets un authentique lieu commun où pourra s’exercer, à partir d’émotions partagées, une parole renouvelée.

Cependant, on reste loin encore d’une véritable mise en relation par la parole. Le lieu commun mettra du temps à devenir lieu de rencontre. On l’a vu, Ponge a d’abord rejeté avec hauteur les facilités d’une communication à bon compte, et s’est installé primitivement dans un hermétisme qui prenait le risque de décourager le lecteur. Certes, en se situant sur le lieu commun du monde des objets, il va se rapprocher de son lecteur, au sens où il lui rendra plus facile l’accès à son œuvre ; d’autre part, il garde la conscience, acquise très tôt, de la nécessaire dimension pragmatique du langage, à mettre en œuvre pour agir sur le lecteur. Mais l’établissement de la relation, propre à la parole, entre un je et un tu est encore très loin (même si Ponge use désormais d’un « nous » qui les unit). Le parti pris en faveur des choses s’accompagne en effet d’un certain renoncement au je, et d’une absence de recours au tu, sur lesquels je reviendrai. La préoccupation précoce du plaisir du lecteur, maintes fois déclarée dans les années vingt, va être pour quelque temps mise en sourdine et ne faire l’objet ni d’adresses ni de commentaires explicites. L’aspiration fondamentale à la mise en relation d’un locuteur et d’un « écouteur », exprimée dès 1919, devra attendre encore une dizaine d’années avant de commencer à être mise en œuvre. En effet, même si le Parti pris affiche peu le je en tant que tel, il en fait une instance prégnante en tant que lieu de l’expérience sensible des « choses » et des mots qui peuvent en rendre compte. En ce sens, le Parti pris est surtout une affaire entre je et le monde, mimant une forme de naissance du sujet au monde. Le rôle du tiers n’y est pas encore net. L’auteur manifeste plutôt le besoin de se mettre à l’écart de tout contact avec une parole autre que la sienne, comme on le verra au chapitre suivant.

C’est qu’en effet l’exercice de sa parole reste encore un acquis facilement menacé. Du reste pour s’autoriser l’usage de la parole, l’auteur doit se rappeler sans cesse à lui-même ses « raisons » de parler : « J’écris souvent contre les fautes que l’infidélité des paroles, ou le manque de possession présente de toutes mes raisons à l’esprit m’a fait dans la conversation commettre » (« Le Poète », PE, 1011). Ce besoin de s’assurer une maîtrise de ses raisons indique assez qu’elles restent sujettes à se perdre ou à s’aliéner dans les raisons des autres. L’accès à la parole, qui ne s’autorise pas de son articulation à la pensée, doit être sans cesse rejoué, rendu possible par la remémoration des « raisons ». C’est pourquoi l’écrit, plus favorable à leur contrôle permanent, est choisi contre l’oral. La « parole contre » que Ponge commence à mettre en œuvre, est résolument anti-orale, ce qui suppose de différer quelque peu la pleine réalisation de l’articulation de la parole au corps telle qu’elle était souhaitée dans « La Promenade ».

C’est lentement, très lentement, que Ponge va élaborer ce qui sera digne à ses yeux d’être une véritable relation avec le lecteur, et qui passera par une réconciliation plus complète avec la parole qu’elle ne l’est encore. En attendant, il va travailler, dans l’ombre, encore inconnu du public (les Douze petits écrits sont restés confidentiels), à la mise en œuvre de son parti pris : jusqu’à l’approche de la deuxième guerre s’ouvre l’ère du Parti pris des choses.

Notes
160.

En 1943, dans la « Seconde méditation nocturne » (NNR II, II, 1187).

161.

La parole est jusque vers 1927, assez peu évoquée en tant que telle – peut-être parce qu’elle est encore inconcevable… Lorsqu’il parle des problèmes du langage, Ponge évoque plus volontiers les « mots », les « termes », la « langue », le « style ».

162.

« Assez en avons-nous parlé, assez raisonné ou déraisonné » écrit-il dans « Hors des significations » (PE, II, 1006).

163.

Sur le fait que le triomphe de la vie soit immédiatement conçu comme à partager, j’aurai à plusieurs reprises l’occasion de revenir.