– II – La parole sous conditions
(1930-1938)

Présentation

Dès 1926 Ponge a entrevu ce qui allait devenir son parti pris. Il va s’employer, dans la période qui s’étend de 1931 à la guerre, à le mettre en application. Ce qui caractérise cette période, c’est le décollage de l’œuvre : désormais elle est sur sa lancée. La réflexion sur les conditions d’exercice de la poésie, si prédominante dans les dix années précédentes, cède le pas à la production poétique. Ou pour le dire autrement, les Proêmes – étymologiquement, ce qui vient avant le chant – laissent place aux poèmes 164. Depuis quelques années déjà, Ponge travaille à l’écriture de textes descriptifs : il a déjà composé certains textes destinés à devenir célèbres comme « L’Huître » ou « Le Galet ». Mais entre 1931 et 1937 la production s’intensifie : sont alors écrits 23 des 32 textes du futur Parti pris des choses, ainsi qu’une trentaine d’autres textes descriptifs qui seront pour la plupart recueillis ultérieurement dans Pièces et dans Lyres.

C’est donc une période très productive. Et pourtant, paradoxalement, elle correspond aussi à l’époque où Ponge, selon ses propres termes, se « prolétarise », et doit s’accommoder de conditions matérielles peu propices à l’écriture : en 1931, face à la nécessité d’avoir un travail pour pouvoir épouser la jeune fille avec laquelle il s’est fiancé, il entre aux Messageries Hachette, où il s’occupera de correspondance commerciale. C’est un travail pénible, mal rémunéré, qu’il qualifiera plus tard de « bagne »165 et qui ne lui laisse que très peu de temps pour l’écriture : « Du fait de ma condition sociale, je dispose d’environ vingt minutes, le soir, avant d’être envahi par le sommeil » écrit-il en 1935 dans « Préface aux "Sapates" » (PR, I, 168). C’est pourtant dans ce contexte difficile qu’il réussit à « saisir presque chaque soir un nouvel objet » pour « en tirer à la fois une jouissance et une leçon » (ibid., 168). La contrainte temporelle, qui aurait pu être décourageante, semble avoir été au contraire galvanisante, en ce qu’elle imposait, par réflexe de survie, de se lancer en coupant court aux hésitations et scrupules qui avaient longtemps paralysé la création : « Pendant des années, alors que je disposais de tout mon temps, je me suis posé les questions les plus difficiles, j’ai inventé toutes les raisons de ne pas écrire » (ibid., 168-169). Notons au passage que cette même contrainte temporelle a certainement influé également sur l’esthétique de la brièveté qui caractérise les textes de cette époque.

Cette période présente donc un versant positif évident : l’œuvre s’écrit, le parti pris annoncé est maintenu fermement, et surtout concrétisé dans une abondante création. C’est à cette conquête de la parole, dans le cadre d’un programme qui l’autorise, que je consacre un premier chapitre. Cependant les choses ne sont pas si simples : par bien des aspects, la position prise par Ponge évoque, autant qu’un parti pris, un parti auquel il faut, provisoirement, se résoudre. L’œuvre manifeste une ambiguïté, n’adhère pas totalement au projet qu’elle affiche : elle exhibe un renoncement à certaines aspirations, et simultanément les laisse pourtant faire retour. Le projet est sous-tendu par une conception défensive de la parole, dont les enjeux et les paradoxes méritent qu’on s’y arrête : ce sera l’objet du deuxième chapitre.

Notes
164.

Rappelons que la plupart des textes qui seront publiés sous le titre de Proêmes ont été écrits avant 1931.

165.

« Je suis entré dans une sorte de bagne qui s’appelait les Messageries Hachette, un bagne de premier ordre » (EPS, 76).