Chapitre 1 : Un programme d’autorisation de la parole

A l’ère du parti pris des choses, la parole se conquiert résolument, comme un défi contre le silence, fondé sur des « raisons » claires.Dans « Des raisons d’écrire » (1929-1930), dont le titre est à lui seul un programme de mobilisation, Ponge a formulé clairement les conditions du défi qu’il entend relever. Certes « il faut un certain courage pour se décider non seulement à écrire mais même à parler » (PR, I, 196) tant le matériau à disposition, c’est à dire les paroles, est usé et souillé par l’usage commun. Pourtant il ne peut être question de renoncer, de se taire, d’accepter de se laisser ensevelir sous les paroles des autres. La tentation du silence est la pire, celle contre laquelle il faut se mobiliser à tout prix : « il faut à chaque instant se secouer de la suie des paroles », car « le silence est aussi dangereux dans cet ordre de valeurs que possible » (ibid., 196). La solution que propose Ponge est alors, on l’a vu, celle-ci : « Une seule issue : parler contre les paroles » (ibid., 196-197). Cependant, en face de ce pôle négatif ou même répulsif que sont « les paroles » se constitue un pôle d’attraction symétriquement opposé : les choses, et plus particulièrement leur mutisme. Ce qui donnera l’énergie nécessaire pour « parler contre les paroles », c’est la décision de parler pour les choses muettes, au double sens de « à leur place » et « à leur profit, pour défendre leur cause ».

L’autorisation de parole est comme soumise à ces deux conditions qui sont aussi deux manières pour le locuteur de se situer quasi-spatialement, entre le monde et la parole commune, de se définir par rapport à : parler pour les choses, parler contre les paroles. Ponge met donc en œuvre son mot d’ordre « parler contre les paroles » selon deux voies simultanées :d’une part, en prenant le parti des « choses silencieuses », il se démarque ostensiblement des paroles et fonde sa propre autorisation à parler ; d’autre part en composant des textes descriptifs extrêmement travaillés, il fonde sa propre rhétorique, conçue pour opposer la rigueur de l’écriture à tout ce qui pourrait ressembler au flot sale des paroles.