A. Le mutisme des choses permet une échappée hors du champ encombré des paroles

« Je ne parle qu’à ceux qui se taisent », écrivait Ponge dans « Des raisons d’écrire »167 (PR, I, 196). En choisissant le « monde muet » il radicalise sa position : il se détournera de ceux qui parlent pour se consacrer à ce qui n’a pas de voix, autrement dit à la Nature. Les premiers objets qu’il élit manifestent clairement le choix de l’espace naturel contre l’espace humain : ces objets auxquels il s’attache, il les trouve quasiment tous dans la nature : nuage, mousse, crevette, coquillage, huître, cycle des saisons, galet, herbe… Ce n’est que cinq ans après avoir conçu son parti pris qu’il commencera, avec « La Bougie » (1931), à s’attaquer aux objet fabriqués par l’homme. En se donnant au début la Nature comme champ de travail, il se donne la possibilité du silence comme condition d’exercice à ce travail. Enfin un lieu où « ça » ne parle pas, enfin un lieu délivré du bruit de l’activité humaine et de l’ordre tyrannique qu’elle impose :

‘Honteux de l’arrangement tel qu’il est des choses, honteux de tous ces grossiers camions qui passent en nous, de ces usines, manufactures, magasins, théâtres, monuments publics qui constituent bien plus que le décor de notre vie, honteux de cette agitation sordide des hommes non seulement autour de nous, nous avons observé que la Nature autrement puissante que les hommes fait dix fois moins de bruit, et que la nature dans l’homme, je veux dire la raison, n’en fait pas du tout ( PR, I, 195-196)168. ’

Situer l’espace de la création littéraire dans la Nature, loin du champ humain, cela revient pour Ponge à en faire une re-création : surgit alors un espace édénique primitif, reposant et rafraîchissant, où l’homme, seul parmi les élément naturels, peut tout recommencer comme au début du monde : « le meilleur parti à prendre est donc de considérer toutes choses comme inconnues, et de se promener ou de s’étendre sous bois ou sur l’herbe, et de reprendre tout du début » (PR, I, 204).

Mais il faut ajouter que le monde muet c’est aussi, et très providentiellement, celui à propos duquel les autres hommes restent muets : un espace vierge de leurs paroles, un espace où ils ne se sont pas risqués à venir parler, un champ libre, en somme. Il n’est que de voir comme Ponge s’enchante, dans l’« Introduction au Galet » de la quasi-inexistence des propos tenus sur les choses avant lui : « Exemple du peu d’épaisseur des choses dans l’esprit des hommes jusqu’à moi : du galet ou de la pierre, voici ce que j’ai trouvé qu’on pense, ou qu’on a pensé de plus original » – et de citer Diderot (« un cœur de pierre »), Saint-Just, et même Rimbaud ... (PR, I, 204-205). Pour Ponge, dont la parole est si facilement menacée par celle, envahissante, des « autres », voici la possibilité tout ensemble d’une voie et d’une voix qui lui soient propres. La perspective est encourageante : « à propos des choses les plus simples il est possible de faire des discours infinis entièrement composés de déclarations inédites », car « à propos de n’importe quoi non seulement tout n’est pas dit, mais à peu près tout reste à dire » (ibid., 201). Ponge trouve ainsi une issue à cette terrible mêlée pour la voix qu’il évoquait implicitement lorsqu’en 1926 il donnait pour but au poète de parvenir à « couvrir les autres voix surprenantes du hasard » ( PR, I, 183). Désormais il n’est plus nécessaire de se battre pour couvrir les autres voix : il suffit de se placer là où il n’y a pas d’autres voix.

Notes
167.

Composé en 1929-30.

168.

« Tout fait déjà beaucoup trop de bruit. Répondre au bruit par le bruit n’est pas une solution. On peut l’envisager un instant (c’est à peu près l’attitude prônée dans "Justification nihiliste de l’art" : "Ridiculisons les paroles par la catastrophe, l’abus simple des paroles") mais cela ne mène pas loin. Le silence, certes, n’est pas une notion simple (…) (et Ponge est en ces années l’un des rares à poser la question du silence), mais, s’agissant de (…) la meilleure façon d’intervenir au milieu du vacarme ambiant, quant à lui il choisit de faire le moins de bruit possible » (J. M. Gleize, Francis Ponge, op. cit., p. 57-58).