B. Le mutisme des objets permet d’accéder à un espace de silence intérieur non aliéné

Mais ce n’est pas seulement dans l’espace extérieur que le choix du monde muet délimite une aire de silence propice à la prise de parole. Ce choix permet aussi – permet surtout – d’accéder à l’intérieur de soi à un espace non aliéné, d’où une parole vraie pourra s’élever. Car, rappelons-le, Ponge a pris conscience très vivement, à la fin des années vingt, de l’aliénation exercée par la parole à l’intérieur même de l’individu, aliénation qu’il conçoit désormais en termes politiques : l’effet le plus grave de « l’ordre de choses honteux » qui s’impose tyranniquement, qui « crève les yeux, défonce les oreilles », est sa capacité à s’intérioriser en chacun, à parler aussi, « pour comble d’horreur, à l’intérieur de nous-mêmes » (PR, I, 192). « Le pouvoir de l’ordre établi s’exprime à travers le langage, utilise la langue pour pénétrer l’individu, le rendre étranger, inaccessible à lui-même, et le dominer », commente Jean-Marie Gleize :

‘Ce qui ailleurs peut s’énoncer en termes de lutte des classes se trouve transposé par Ponge en termes de langue, de parole et de silence : d’un côté la foule de ceux qui se taisent ( à qui l’on parle – par le truchement des moyens d’information par exemple), qui, malgré eux, intériorisent la parole du pouvoir, des pouvoirs (…), de l’autre ceux qui émettent, produisent le bruit, « fournissent » le discours, pourrissent la langue. Je ne parle pas, je suis parlé169. ’

Le mutisme des choses permet de court-circuiter ce processus. Car ce que la contemplation des choses – muettes – vient solliciter chez le contemplateur, c’est une zone très profonde de lui-même, où enfin il n’est plus « parlé » – ou peut-être plutôt ne l’est pas encore. Il s’agit en effet d’une zone indépendante du langage, comme antérieure à lui, en prise directe sur la réalité de la sensation brute d’avant les mots. L’objet résiste au langage, si l’on s’abandonne aux sensations et émotions qu’il fait naître, sans interposer d’abord entre lui et soi l’écran des mots. Contempler est ainsi un « repos privilégié », l’ouverture à un espace neuf où les choses « vous comblent d’impressions nouvelles, vous proposent un million de qualités inédites » (PR, I, 202). Tout le travail de Ponge consistera à en revenir sans cesse à la qualité de la sensation éprouvée face à l’objet, pour arriver à la faire accéder au langage, à l’y faire surgir à partir du silence contemplatif initial, qui est un silence d’infra-langage, enraciné dans le corps. La parole qui surgit alors du plus profond, du corps lui-même, n’est plus un flot sale mais une « fusée ». C’est ainsi que la qualifie Ponge dans « Raisons de vivre heureux » :

‘Pour moi du moins, ceux [les poèmes] que j’écris sont comme la note que j’essaie de prendre lorsque d’une méditation ou d’une contemplation jaillit en mon corps la fusée de quelques mots qui le rafraîchit et le décide à vivre quelques jours encore (PR, I, 197).

On le voit, l’enjeu de cette parole ainsi jaillie du corps n’est rien de moins pour Ponge qu’un enjeu vital : elle est la poussée même de la vie ; le retour vers l’émotion initiale suscitée par l’objet est « retour de la joie » :

‘Puisque la joie m’est venue par la contemplation, le retour de la joie peut bien m’être donné par la peinture Ces retours de la joie, ces rafraîchissements à la mémoire des objets de sensations, voilà exactement ce que j’appelle raisons de vivre (ibid., 198) ’

C’est pourquoi l’envahissement du contemplateur par les choses est un bien, un phénomène désirable, alors que l’envahissement par les discours ambiants n’était que redoutable : « Tout le secret du bonheur du contemplateur est dans son refus de considérer comme un mal l’envahissement de sa personnalité par les choses », déclare Ponge dans l’« Introduction au Galet » (PR, I, 203). Cette façon de céder d’abord aux choses, de s’effacer devant elles, est même une étape indispensable car elle permet de se désaliéner de son propre personnage social, et de parler alors à partir d’un lieu plus « vrai ». Ponge s’en explique dans un court texte écrit en 1928 :

‘Je ne suis pas homme à tromper, à léser les choses. (…) Lorsque quelque chose comme leur ordre ou leur bonheur ou leurs ordres s’imposent en moi, me traversent, lorsque leur chaos devient si nombreux, si puissant, si heureux qu’il se met à remplacer toutes formes, cela ce phénomène non plus je ne le refuse pas. Pourquoi est-ce plutôt ce second état que je porte au jour ? au public. Parce que l’autre ne comporte des paroles que de mon personnage par rapport aux choses, qu’alors je suis encore dupe de l’illusion de ce personnage (PE, 1021-1022). ’

C’est dans le fait d’« éprouver la joie de cette chose envahissante » que Ponge découvre, on s’en souvient, « enfin les seules raisons de parler… » (ibid, 1022).

L’abandon à l’ordre de l’objet est ainsi ce qui préserve le plus efficacement de la capture par l’ordre du langage tout fait. C’est parce que l’objet est muet qu’il peut répondre de l’existence d’une « parole contre les paroles ». Chaque retour à l’objet a le pouvoir de réinstaurer le silence du début du monde. La force d’opposition de l’objet à la langue commune est inépuisable, et Ponge ne cessera de revenir y puiser l’énergie nécessaire à la poursuite de son travail. « Le mutisme habituel de l’objet », écrira-t-il ainsi en 1941 dans « L’Œillet », est « à la fois garantie de la nécessité d’expression et garantie d’opposition aux expressions communes » (RE, I, 357). On voit à quel point l’objet trouve à remplir cette fonction de garant du sens que le renoncement à la signification et la disparition du père avaient gravement menacée. Et c’est dans ce même passage, au seuil de « L’Œillet », que Ponge trouvera pour qualifier l’objet cette formule qui condense en trois mots son pouvoir toujours intact et quasi-miraculeux : « évidence muette opposable » (ibid., 357).

Notes
169.

Jean-Marie Gleize, Francis Ponge, op. cit., pp. 66-67