C. Le mutisme des choses légitime la prise de parole 

La « muette supplication » des choses

Cependant le mutisme des choses comporte un autre versant : il est aussi, considéré de leur propre point de vue – si l’on peut dire – , en tout cas du point de vue que leur prête Ponge, une forme de dénuement, un manque douloureux. Lorsque Ponge évoque ce mutisme c’est souvent pour en faire un motif de compassion : les choses seraient privées de la parole ; elles subiraient leur aphasie comme une condamnation. « A peu près tous les êtres à rangs profonds qui nous entourent sont condamnés au silence » écrit Ponge au début de « Ad litem » (PR., I, 199). Parmi ces êtres, il en est qui subissent même une double condamnation car « la moitié au moins enchaînée au sol par des racines est privée même de gestes, et ne peut attirer l’attention que par des poses, lentement, avec peine, et une fois pour toutes contractées » (ibid., 199). Même motif dans « Faune et flore », quelques années plus tard, avec cette notation à propos des végétaux : « Leurs poses, ou « tableaux-vivants » : muettes instances, supplications » (PPC, I, 45). Laquelle notation ne faisait que reprendre à son tour celles que l’on trouvait dès 1927 dans « Façons du regard » :

‘Il est une occupation à chaque instant en réserve à l’homme : c’est le regard-de-telle-sorte-qu’on-le-parle (…). Il [l’homme] reconnaîtra aussitôt l’importance de chaque chose, et la muette supplication, les muettes instances qu’elles font qu’on les parle (PPC, I, 173).’

Douleur, donc, des choses muettes, et profond désir de leur part qu’on les fasse accéder à l’expression en leur prêtant une voix… L’anthropomorphisme du discours est ici si manifeste qu’il suffirait à établir – s’il en était encore besoin – que le parti pris des choses se teinte souvent chez Ponge d’une radicale subjectivité. C’est de son propre dénuement que s’émeut Ponge, et de cette aphasie dont il a pendant des années senti le risque tout proche. L’identification au malheur des choses sous-tend le parti pris en leur faveur.Comment ne pas rapprocher la description que Ponge faisait de lui-même, en 1925, en plein drame de l’expression, comme « acteur maniaque de signaux que personne ne remarque » (PR, I, 183, je souligne) et l’évocation, dix ans plus tard, de la détresse des végétaux qui « n’ont à leur disposition pour attirer l’attention sur eux que leurs poses, que des lignes, et parfois un signal exceptionnel (…) qu’on appelle leurs fleurs » ? ( PR, I, 43, je souligne). On ne s’étonnera pas de voir Ponge élire les végétaux comme objets privilégiés d’identification, puisque dès 1926 avec « Le Jeune Arbre » il avait fait du motif de l’arbre, on l’a vu, un vecteur identificatoire promis à une longue série de développements.

Voici donc encore une autre voie par laquelle le choix du monde muet suscite et soutient la prise de parole : il lui confère une légitimité puisque ce monde muet a besoin qu’on le « parle », puisqu’il sollicite et même implore une parole à son propos170. Ponge met ainsi en place les termes d’une nouvelle et stimulante situation de communication : devant l’injustice du sort fait aux choses, et cédant à leurs instances, il se fera leur porte-parole. Remarquons au passage à quel point ce nouveau programme redistribue les rôles par rapport aux données initiales de « La Promenade dans nos serres » : Ponge se présentait alors lui-même en posture d’imploration, et ceci par rapport au langage (« Ô draperies des mots, assemblages de l’art littéraire (…), à mon secours ! ») (PR 176) ; désormais il a fait passer l’imploration du côté des choses, et c’est lui qui est en position de porter secours. La situation ainsi redéfinie est de nature à motiver puissamment la prise de parole, même en l’absence de toute certitude d’être entendu. Le mutisme des choses permet à Ponge de triompher de son propre mutisme. A défaut de réception de son œuvre, il a désormais une injonction à l’écrire. A défaut de lecteurs, il a des mandants … Les choses lui ont donné procuration pour les « parler » : il se met à leur service, il accomplit la mission dont il se considère par elles chargé. A cette position ainsi définie, Ponge restera durablement attaché, puisqu’en 1952 encore, dans « Le monde muet est notre seule patrie », il donnera des poètes cette définition : « Ils sont les ambassadeurs du monde muet » (M, I, 631).

Notes
170.

Malgré de profondes différences, cette position de Ponge n’est pas sans comporter un écho de l’affirmation des romantiques selon laquelle le poète est la voix de la nature, sans lui muette : « ce temple est sans voix », écrivait Lamartine, « La voix de l’univers, c’est mon intelligence » (« La Prière » in Méditations poétiques [1820], Le Livre de Poche Classique, 2006, p. 171).