Le poète, avocat des choses

Mais pour l’heure, lorsqu’il écrit « Ad litem » en 1931, c’est plutôt comme avocat des choses que Ponge choisit de se présenter. Le titre de ce texte en témoigne : ad litem, littéralement « pour le procès » est un terme de la langue juridique ; on parle de « mandat ad litem » à propos de la mission de l’avocat. « Ad litem » est composé à la façon d’un préambule au plaidoyer d’un avocat. Il en mime, d’entrée de jeu, la solennité oratoire :

‘Mal renseignés comme nous le sommes par leurs expressions sur le coefficient de joie ou de malheur qui affecte la vie des créatures du monde animé, qui, malgré sa volonté de parler d’elles, n’éprouverait au moment de le faire un serrement du cœur et de la gorge se traduisant par une lenteur et une prudence extrêmes de la démarche intellectuelle, ne mériterait aucunement qu’on le suive, ni, par suite, qu’on accepte sa leçon (PR, I, 199). ’

Le discours, on le voit, est essentiellement centré sur l’acte même de prendre la parole pour parler des êtres « muets », et sur la question de l’attitude adéquate pour ce faire, en particulier du ton juste à adopter : ce ne pourra certainement pas être « un flot de paroles », et « une allure ivre ou ravie non plus ». Mais « il semble d’ailleurs a priori, qu’un ton funèbre ou mélancolique ne doive pas mieux convenir… » (ibid., 199). L’avocat, soucieux de remplir au mieux sa mission, s’interroge sur la forme à donner à cette prise de parole pour laquelle on l’a appelé. L’ad-vocatus, en effet, c’est proprement celui que l’on a « appelé à l’aide ». Ponge ne pouvait trouver meilleure façon de conférer à sa démarche le caractère impérieux d’une nécessité, et d’élever son parti pris au rang de vocation.

Recherche du ton juste, donc, mais dans le cadre d’un souci général et scrupuleux de justice. C’est ainsi qu’il faudra se garder de traiter d’emblée la Nature en marâtre responsable du malheur des êtres : « Le scrupule ici doit venir du désir d’être juste envers un créateur possible171» (PR, I, 199). Le mot « juste » apparaît trois fois dans le texte, et « justifier » deux fois. Mais c’est avant tout aux choses, si mal traitées en général, qu’il faudra rendre justice. Le même motif se retrouve à la fin de « Introduction au Galet », à propos du piètre sort réservé jusque-là aux choses dans la littérature : « Eh bien ! Pierre, galet, poussière, occasion de sentiments si communs quoique si contradictoires, je ne te juge pas si rapidement, car je désire te juger à ta valeur » (PR, I, 205).

Le poète, en somme, a qualité pour rétablir une justice jusqu’alors bafouée, et pour faire entendre les droits des choses, longtemps ignorés. « Ad litem », au seuil de ces années trente où va être composé l’essentiel du Parti pris des choses, constitue une balise essentielle : il est en quelque sorte le discours inaugural de Ponge lors de son entrée en fonction dans le nouveau rôle qu’il s’est donné, celui d’avocat des choses, de mandataire du monde muet auprès des hommes. La situation de communication qui est ainsi mise en jeu, de manière fantasmatique, mérite d’être commentée : elle place la parole du poète au point d’articulation entre le monde et la société. Elle lui donne la plus haute des légitimités et le plus vaste des publics : le poète se retrouve missionné par l’ensemble des choses muettes auprès de l’ensemble des hommes. A la charnière de deux instances qui le débordent de toutes parts, il aura, dans cette position délicate, à répondre d’un côté comme de l’autre. Cette double responsabilité est riche de conséquences quant à la manière dont Ponge redéfinit son programme d’action poétique.

Responsabilité tout d’abord envers la société : en se faisant avocat mandaté « ad litem » Ponge fait de son travail une affaire publique. Ce qui se débat et se décide dans un procès est l’affaire de la société tout entière. Ponge s’adresse à la communauté humaine, dont chaque membre est, comme lui, concerné par la présence muette et quotidienne des choses du monde autour de lui. D’où l’affirmation de trois dimensions fondamentales de son travail : politique, éthique, pragmatique. Dimension politique car le poète se donne une fonction dans la cité, dans la polis, au cœur des affaires de la communauté, et se propose d’y apporter un changement. Ponge reviendra abondamment sur cette question mais dès 1933 il écrit, dans l’« Introduction au Galet » :

‘A quoi donc s’occupe-t-on ? Certes à tout, sauf à changer d’atmosphère intellectuelle, à sortir des poussiéreux salons où s’ennuie à mourir tout ce qu’il y a de vivant dans l’esprit, à progresser – enfin ! – non seulement par les pensées, mais par les facultés, les sentiments, les sensations (PR, I, 202). ’

Dimension éthique car il s’agit d’épouser une cause juste et de la faire reconnaître comme telle. Dimension pragmatique car cet objectif ne pourra être atteint que par un discours qui agisse efficacement sur l’auditoire, qui parvienne à l’émouvoir et à le convaincre, à emporter son adhésion. Ces trois dimensions s’inscrivent en filigrane depuis longtemps dans le projet de Ponge, mais grâce au scénario du mandat ad litem, il parvient à leur donner une assise beaucoup plus claire. Et elles le confortent, toutes ensemble, dans une posture didactique à laquelle il aspire : le voici fondé à adopter un ton ferme, voire sévère, pour les besoins de sa cause. En rappelant, à la fin de « Ad litem », « qu’il est de nature de l’homme d’élever la voix au milieu de la foule des choses silencieuses » (PR, I, 200-201), Ponge fait entendre tous les sens de l’expression « élever la voix », et confirme que la parole est toujours à ses yeux cette « façon de sévir » qu’il préconisait en 1927 (PR, I, 172), en même temps qu’il recommandait le recours à la rhétorique

Cependant c’est à l’égard des choses elles-mêmes que s’exerce la responsabilité principale de l’avocat mandaté ad litem. Puisqu’il a reçu d’elles procuration pour les servir, il a envers elles une obligation éthique. Le choix de cette posture permet à Ponge de se donner une nouvelle marge de jeu vis-à-vis des mots, et lui évite de retomber dans le drame de leur exclusive prise en compte. En se déclarant au service des choses, il échappe au risque tant redouté de se retrouver malgré lui au service des mots. Dans les années trente, c’est en grande partie contre le précédent parti pris des mots que se prend le parti des choses. Ponge n’en est pas encore à la célèbre équation par laquelle il équilibrera son parti pris des choses d’un « compte tenu des mots ». Pour l’heure, la position est plus radicale et l’ordre de préséance est très clair : c’est la mission à remplir vis-à-vis des choses qui prime. Avec « Ad litem » Ponge donne un fondement éthique à la déclaration qu’il affichait un an plus tôt dans « Plus que raisons » : « Etant donné le pouvoir singulier des mots, le pouvoir absolu de l’ordre établi, une seule attitude est possible : prendre jusqu’au bout le parti des choses » (NR, II, 313). Ce qui était une simple résolution prend maintenant la forme – et la force – d’un devoir moral. La parole du poète, fantasmatiquement située sur le scène judiciaire, est investie d’une fonction d’établissement de la vérité.

Certes il ne s’agit que d’une représentation, construite par l’imaginaire d’un auteur qui, dans la réalité, ne dispose d’aucune scène pour se faire entendre et est parfaitement inconnu du public. Cependant cette représentation est capable de se traduire immédiatement dans la réalité du travail quotidien d’écriture.

Notes
171.

Ce « créateur possible », ainsi que les « erreurs » voire le sadisme dont témoignent sa création hanteront jusqu’à la fin l’œuvre de Ponge.