Une nouvelle déontologie de la parole

La mission d’avocat des objets implique une règle de conduite : contre le risque toujours présent de céder au pouvoir d’entraînement des mots, le choix devra se faire à chaque instant en faveur de la vérité des objets, dans le souci de répondre à leur appel. Le sentiment de la mission à remplir constituera ainsi un rempart sûr contre la tentation de laisser les mots jouer pour eux-mêmes. Cette règle de travail guide probablement toute la production de Ponge pendant les années trente, car s’il n’y fait pas explicitement allusion à cette période où – on l’a vu – il écrit peu de textes de réflexion théorique, il revient avec force, dix ans plus tard, sur la question des « droits » de l’objet et de leur « appel », dans un texte (« Berges de la Loire ») qui constitue un véritable mémorandum esthétique – et qu’il placera plus tard, à ce titre, en tête du recueil La Rage de l’expression :

‘Que rien désormais ne me fasse revenir de ma détermination : ne sacrifier jamais l’objet de mon étude à la mise en valeur de quelque trouvaille verbale que j’aurai faite à son propos, ni à l’arrangement en poème de plusieurs de ces trouvailles. (…) Que mon travail soit celui d’une rectification continuelle de mon expression (sans souci a priori de la forme de cette expression) en faveur de l’objet brut. (…) Reconnaître le plus grand droit de l’objet, son droit imprescriptible, opposable à tout poème… Aucun poème n’étant jamais sans appel a minima de la part de l’objet du poème, ni sans plainte en contrefaçon. L’objet est toujours plus important, plus intéressant, plus capable (plein de droits) : il n’a aucun devoir vis-à-vis de moi, c’est moi qui ai tous les devoirs à son égard (RE, I, 337).’

On ne peut qu’être frappé de l’utilisation par Ponge de termes essentiellement éthiques (voire juridiques) pour définir son programme esthétique. C’est là sans doute une particularité essentielle de sa démarche : il lui faut fonder éthiquement ses positions esthétiques, sous peine de ne pouvoir les tenir. Or cette éthique se définit essentiellement en termes de relations avec autrui : les choses, assimilées à des êtres vivants, deviennent des mandants envers lesquels on a des « devoirs » ; la société devient le destinataire d’un discours qui doit faire entendre une vérité inédite. Le mandat ad litem inscrit la parole au cœur d’un réseau de relations et confère au poète un rôle actif dans les affaires de la communauté. Si l’on se souvient que dans les années vingt Ponge se débattait avec la représentation du poète dans le rôle de bouffon, on mesure le chemin parcouru. On n’est plus un bouffon lorsque l’on s’est donné fonction d’avocat ou d’ambassadeur. Et à travers ce changement de représentation, c’est l’issue du « drame logique » des années vingt qui se donne à voir. Lorsque Ponge tentait de se résigner au rôle de bouffon ou d’histrion, il lui semblait qu’il n’y avait pas d’autre choix, devant l’impossibilité des mots à exprimer « l’idée », que de renoncer à choisir son rôle, et de laisser toute l’initiative aux mots, en espérant que le sens surgirait de leur arrangement. Rappelons qu’il écrivait en 1923, dans « Baudelaire (leçon des variantes) » : « Tout change pour un mot. Cela ne fait rien », « le sens c’est le mot, le mot à sa place, la place et l’arrangement des places » (PE 1043). Désormais Ponge s’achemine vers la décision, qu’il exprimera en 1941, dans le mémorandum esthétique cité plus haut – et qui figurera en tête de La Rage de l’expression –,de ne jamais s’arrêter à « quelque trouvaille verbale » ou à « l’arrangement en poème de certaines de ces trouvailles »172. C’est la question des droits de l’objet qui servira à Ponge pour se démarquer de la poésie, ces « droits imprescriptibles » qui sont « opposables à tout poème » : « il s’agit de savoir si l’on veut faire un poème ou rendre compte d’une chose » (ibid., 338). En rester à l’ambition de faire un poème, ce serait en somme faire jouer l’esthétique contre l’éthique. Les mots « poème » et « poésie » feront peu à peu, à partir de là, l’objet d’une défiance systématique.

En somme, il redevient possible de signifier car ce qui se trouve en face des mots, ce ne sont plus les idées, mais les choses, garanties de vérité, gardiennes de signification. Le critère du respect dû aux « droits de l’objet » tient en respect les mots, interdisant que l’on devienne leur jouet. Contre la dérive des mots, Ponge a trouvé un arrimage solide. Contre l’obligation de se soumettre aux rôles que les mots proposent, il s’est donné lui-même une mission dans laquelle il est profondément impliqué, mission tout à la fois de justice et de justesse.

Et cependant la mise en œuvre de cette mission ne va pas sans de grands paradoxes : car le choix du monde muet contre les paroles va devoir aboutir à la profération de nouvelles paroles. Il va donc falloir puiser – il n’y a pas le choix – dans ce matériau linguistique commun, envers lequel Ponge ne cache pas son dégoût, dans ce « tas de vieux chiffons pas à prendre avec des pincettes » (PR, I, 196). C’est avec des paroles qu’il faudra tenter de « parler contre les paroles ». Qui plus est, c’est avec un langage spécifiquement humain qu’il faudra tenter de donner voix aux choses, difficulté dont Ponge est parfaitement conscient : « Il y a toujours du rapport à l’homme… » écrit-il dans « Raisons de vivre heureux » (PR, I, 198). En effet « ce ne sont pas les choses qui parlent entre elles mais les hommes entre eux qui parlent des choses et l’on ne peut aucunement sortir de l’homme ». La marge de manœuvre qui reste alors est mince, mais en elle résident tous les espoirs :

‘Du moins, par un pétrissage, un primordial irrespect des mots etc., devra-t-on donner l’impression d’un nouvel idiome qui produira l’effet de surprise et de nouveauté des objets de sensations eux-mêmes (ibid., 198, je souligne). ’

Il reste à analyser maintenant les voies par lesquelles Ponge tente de réaliser ce « pétrissage ». Comment, en ces années trente, tente-t-il de « fonder sa propre rhétorique » ?

Notes
172.

Avec l’expression « arrangement en poème », Ponge se démarque d’André Breton. Celui-ci écrit en effet dans « Lettre à Roland de Renéville » (février 1932), qu’au sein des pratiques d’écriture automatique, « un minimum de direction subsiste, généralement dans le sens de l’arrangement en poème » (repris in André Breton, Point du jour, Gallimard, 1970, p. 99).