Recréer de la nécessité

Pour conférer aux mots un caractère de nécessité, Ponge travaille dans le sens d’une lutte contre l’impropriété : il s’efforce de justifier le choix des mots employés, comme celui de la forme du poème, par des liens de ressemblance avec le nom de l’objet ou avec l’objet lui-même174.

Une attention extrême portée au nom même de l’objet, dans ses dimensions à la fois phonique et graphique, permet souvent de faire de lui une matrice poétique qui dictera le choix des mots employés, conférant ainsi au poème une harmonie sonore signifiante. L’exemple le plus célèbre de ce procédé est fourni par le poème « L’Huître », que Ponge a lui-même largement commenté :

‘Comment se fait-il que dans ce texte (…) il y ait autant de mots qui se terminent par « âtre », c’est à dire par a (accent circonflexe), t,r,e ? (…) Eh bien ! parce que l’huître aussi, l’huître elle-même est un mot qui comporte une voyelle, ou plutôt une diphtongue si on veut : enfin, uî-tre. Il est évident que si, dans mon texte, se trouvent des mots comme « blanchâtre », « opiniâtre », « verdâtre », ou dieu sait quoi, c’est aussi parce que je suis déterminé par le mot « huître », par le fait qu’il y a là accent circonflexe, sur voyelle (ou diphtongue), t,r,e. Voilà (EPS, 111). ’

De même, dans « Le Cageot » (PPC, I, 18), les sons [k ]et [a ]du mot constituent le point de départ d’une chaîne graphique et phonique, avec d’une part, la série « cage », « cachot », « cageot », « caissette », « claire-voie », « suffocation », « coup » dans le premier paragraphe, d’autre part la présence du A majuscule en tête de chacun des trois paragraphes ainsi que la récurrence de mots comportant le son [a]tout au long du texte. Citons enfin l’exemple du « Pain » : si sa surface est « merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne » (PPC, I, 22), l’impression en question se justifie, autant que par l’aspect de la croûte, par le rapprochement phonique entre « pain » et « panoramique » dont les trois premières lettres rappellent l’étymon latin panem .

Quant à l’aspect purement graphique du mot, il peut parfois à lui seul déterminer l’ensemble du poème : ainsi le gymnaste est-il décrit par les ressemblances qu’il présente successivement avec le G, le Y et l’ensemble A.S.T.E qui entrent dans son nom. Citons l’attaque du texte : « Comme son G l’indique le gymnaste porte le bouc et la moustache que rejoint presque une grosse mèche en accroche-cœur sur un front bas » (PPC, I, 33). Ainsi encore le texte « 14 juillet » consiste-t-il en un commentaire des deux mots de son titre, déchiffrés à la façon d’un pictogramme, le 1 représentant « une pique », le 4 « un drapeau tendu par le vent de l’assaut » (P, I, 718) et ainsi de suite…175 On voit bien que Ponge n’a nullement renié – il ne la reniera du reste jamais – sa « pulsion logoscopique », son attention – initialement exprimée dans « La Promenade dans nos serres » – à la matérialité du mot.Simplement, il l’a arrimée à l’objet et, ainsi justifiée, elle ne se définit plus à ses yeux comme « grave déformation professionnelle », ou « maladie », comme au temps des « Fables logiques ».

La forme du poème est susceptible aussi d’être motivée par une adéquation d’ordre iconique à l’objet. Là encore, l’exemple le plus célèbre est celui de « L’Huître », dont selon le commentaire de Ponge lui-même, « la division en trois paragraphes est déjà adéquate, si vous voulez, à l’objet » (EPS, 108). En effet les deuxième et troisième paragraphes, consacrés à l’aspect intérieur de l’huître, offrent un ensemble approximativement égal en volume à celui du premier paragraphe, consacré à l’aspect extérieur. Quant à l’évocation d’une éventuelle perle, elle tient dans les limites d’un troisième paragraphe extrêmement bref, « beaucoup plus court, évidemment, le troisième, parce que la perle est proportionnellement beaucoup moins importante, du point de vue du volume, (…) que l’huître elle-même » (ibid., 108). De manière plus générale, l’allure d’ensemble et le style de chaque texte visent à un mimétisme de l’objet : « étude menée aussi rondement que possible » pour évoquer l’orange ; refus de « s’appesantir » sur le cageot ; nécessité d’adapter la syntaxe au caractère « farouche » et « pudique » de la crevette, « qu’il importe sans doute moins de nommer d’abord que d’évoquer avec précaution, de laisser s’engager de son mouvement propre dans le circuit des circonlocutions » (PPC, I, 20, 18, 47). A l’époque de la rédaction du Parti pris, le mimétisme du texte par rapport à l’objet n’est pas encore aussi systématiquement exploité, ni surtout explicitement affiché qu’il le sera plus tard, par exemple dans « Le Verre d’eau » ou dans La Seine. Ce n’est que dans les années quarante que Ponge posera la formule célèbre revendiquant l’invention d’« une forme rhétorique par objet »176 (M, I, 533). Néanmoins le souci d’une « affinité ou une convenance entre un style d’écriture et une manière d’être »177 gouverne déjà la composition des textes dix ans plus tôt.

Notes
174.

Position qui relève du « cratylisme ».

175.

Sur la « mimographie » à l’œuvre chez Ponge, voir les analyses de Gérard Genette, « Le Parti pris des mots » in Mimologiques, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1976, p. 377-381.

176.

Il n’a pour le moment parlé que d’« une rhétorique par poème », dans « Raisons de vivre heureux » (PR, I, 198).

177.

Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, op.cit., p. 175.