Recréer de l’évidence sensible

Face à l’usure du langage, le fait de remotiver les mots par rapport aux objets ne suffit pas. Il faut aussi rendre à ces mots une épaisseur sensible, une évidence concrète que les automatismes linguistiques leur ont fait perdre. Il faut en particulier travailler contre la tendance à l’abstraction, qui prive les mots de substance pour en faire de simples véhicules au service des concepts. Depuis longtemps déjà, – comme cela a été évoqué au chapitre précédent – Ponge est désireux de démarquer nettement le langage du poète de celui qu’emploient le moraliste et le penseur, ou simplement tous ceux qui « courent pour suivre l’idée » (PE, II, 1038). Avant même d’avoir pris le parti de décrire les objets, et à une époque où il se débattait en plein « drame de l’expression », il opposait déjà la notion d’objet à celle de pensée, affirmant avec force, dans « Natare piscem doces » (1924), son refus d’être un manieur d’idées, son refus de tout langage conceptuel :

‘Le poète ne doit jamais proposer une pensée mais un objet, c’est-à-dire que même à la pensée il doit faire prendre une pose d’objet. Le poème est un objet de jouissance proposé à l’homme, fait et posé spécialement pour lui (PR, I, 178).’

L’idée de donner du plaisir au lecteur ne cessera de prendre pour lui de l’importance. Au stade où nous en sommes, elle se traduit par le souci de privilégier le concret par rapport à l’abstrait.

Dans ce but Ponge convoque de très nombreuses notations sensorielles, mais surtout, au niveau qui nous occupe ici, c’est à dire celui du travail de « pétrissage » du mot, il s’emploie à briser les automatismes de langage où se perd la saveur concrète des mots, en réinjectant du concret dans l’abstrait. Il cherche ainsi fréquemment à faire entendre le sens concret de mots habituellement considérés comme des abstractions ou à redonner leur sens propre aux mots des métaphores figées. L’analyse de ces procédés a été faite en détail par Michel Collot, que je cite ici :

‘Même les mots les plus abstraits se prêtent à une telle resémantisation ; ainsi de « l’agglomération de sphères » qui forme les Mûres, de « l’expression » dont est victime l’orange (…). Cette valeur concrète représente aux yeux de Ponge le sens propre du terme (…). Elle s’oppose au sens figuré, souvent plus abstrait, (…) qui fait perdre de vue aux locuteurs son support matériel, que Ponge s’attache à réactiver systématiquement (…). Cette opération prend pour cibles privilégiées les innombrables métaphores que nous employons sans nous en rendre compte (…). Ponge s’ingénie à les prendre « au pied de la lettre » : dans l’Huître, il trouve « à boire et à manger » (…) et quand il rencontre un fruit parvenu à maturité, malgré des « pépins » disproportionnés, le poète « en prend de la graine à raison »178.’

Participe aussi de cette tentative de recréer dans le langage un effet de « surprise et de nouveauté » la création par Ponge de néologismes. Ceux-ci peuvent avoir vertu d’évocation sensible : « Les ombelles ne font pas d’ombre, mais de l’ombe : c’est plus doux » (P, I, 722). Ils peuvent également redonner une valeur concrète à un mot aussi abstrait qu’ « ambiguïté », par la formation d’un mot-valise susceptible de rendre compte de l’imprégnation de la terre par l’eau qui s’accomplit à l’automne, dans une « amphibiguïté salubre » (PPC, I, 16).

L’ensemble des procédés susceptibles de remotiver le signifiant va faire l’objet d’une amplification et d’une systématisation croissantes dans l’œuvre de Ponge. Cet ensemble va être étayé par un recours de plus en plus fréquent et explicite à l’étymologie. Et surtout il va être abondamment théorisé et tendre à être intégré dans les textes eux-mêmes, alors que dans les années trente il n’est encore mis en œuvre que de manière discrète. Cependant l’ensemble de ce travail constitue, dès cette époque, une réalisation au moins partielle du programme que Ponge appelait de ses vœux dans « La Promenade dans nos serres » : « rapprocher [les mots] de la substance, les « faire aimer pour [eux] –mêmes ». C’est le choix du « parler contre » qui a fourni les moyens de cette réalisation. C’est lui encore qui, plus radicalement, permet à Ponge de présenter sa parole à propos des objets comme inédite et première, en rupture avec tous les discours précédents.

Notes
178.

Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, op. cit. p 157-158. Les exemples cités renvoient respectivement à « Les Mûres » (PPC, I, 18), « L’Orange » (ibid., 20), « Le Papillon » (ibid., 28), « L’Huître » (ibid., 21), « Bords de mer » (ibid., 30).