Contre la parole idéaliste

C’est d’abord par rapport à tout idéalisme que Ponge entend s’affirmer en rupture. Dès 1928, il affiche, dans « La Forme du monde », sa volonté de ne pas concevoir « l’ensemble des choses » en termes d’absolu, mais de privilégier au contraire le relatif, à travers chaque chose, considérée résolument dans sa matérialité et sa contingence : il choisit de donner au monde

‘non pas comme le font la plupart des philosophes et comme il est sans doute raisonnable, la forme d’une grande sphère (…) dont comme l’a dit l’un d’eux le centre serait partout et la circonférence nulle part (…) mais plutôt, d’une façon tout arbitraire et tour à tour, la forme des choses les plus particulières, les plus asymétriques et de réputation contingentes (…) comme par exemple une branche de lilas, une crevette (…), une serviette-éponge dans ma salle de bains, un trou de serrure avec une clé dedans (PR, I, 170-171).’

On le voit par le choix des exemples qu’il donne, Ponge entend faire place dans sa poésie à tous les objets, y compris les plus prosaïques. En cela, il s’inscrit contre toute une tradition poétique (de la Pléiade au romantisme) qui ne considère comme supports possibles de lyrisme que certains objets, (arbres, fleurs, animaux nobles, paysages, meubles chargés d’histoire…) réputés « poétiques » en eux-mêmes, et écarte tous ceux qui ne sont qu’utilitaires. A cette tradition qui ne s’attache qu’aux objets suffisamment riches esthétiquement et symboliquement pour inspirer des sentiments « élevés », Ponge oppose une conception dans laquelle

‘la richesse de propositions contenue dans le moindre objet est si grande qu’ [il] ne conçoi[t] pas encore179 la possibilité de rendre compte d’aucune autre chose que des plus simples : une pierre, une herbe, le feu, un morceau de bois, un morceau de viande (PR, I, 202-203). ’

Le désir qui sous-tend cette approche de l’objet est donc un désir de connaissance, qui s’affirme contre le désir traditionnel d’effusion lyrique. Signalons qu’en cela, si Ponge s’inscrit nettement contre la poésie romantique, il renoue en revanche avec une filiation beaucoup plus lointaine, celle des philosophes et poètes matérialistes antiques, en particulier Lucrèce : « Ainsi donc, si ridiculement prétentieux qu’il puisse paraître, voici quel est à peu près mon dessein : je voudrais écrire une sorte de De natura rerum » écrit Ponge en 1933 dans « Introduction au Galet » (PR, I, 204). Mais nous lisons bien « une sorte de », c’est à dire que la cosmogonie que Ponge se donne pour ambition d’établir gardera tout son caractère inédit, ne serait-ce que parce qu’elle inclura les objets nés de l’industrie humaine moderne : serviette éponge, cageot ou appareil du téléphone.

Pour « parler contre » la poésie lyrique appliquée aux objets, Ponge emploie deux procédés efficaces. Le premier consiste, on vient de l’évoquer, à s’attacher à des objets rejetés par la tradition lyrique pour leur prosaïsme, donc à parler d’objets dont la poésie n’a jamais parlé. A cet égard, le parti pris de provocation va croissant. Déjà, à la fin des années vingt, le choix de la crevette comme objet d’émerveillement avait de quoi surprendre ; mais à partir des années trente, le parti pris de prosaïsme se radicalise : nous assistons ainsi successivement à l’élection du morceau de viande (1931-32), de l’allumette (1932), et surtout, la même année, du crottin lui-même. Nous avons ensuite en 1934 « Le Cageot », en 1936 « Les Escargots », en 1939 « La Cigarette ». La fin des années trente correspond d’ailleurs à une explosion de prosaïsme provocateur puisque la seule année 1939 voit le poète se pencher sur l’Appareil du téléphone, l’Edredon, les Poêles, et pousser jusqu’à son comble la provocation en célébrant « La Pompe lyrique »180, à savoir celle du vidangeur… Dans ce dernier texte, Ponge prend un plaisir visible à utiliser le lyrisme à contre-emploi, multipliant les exclamations lyriques que lui arrache le spectacle de la pompe au travail :

‘Lorsque les voitures de l’assainissement public sont arrivées nuitamment dans une rue, quoi de plus poétique ! Comme c’est bouleversant ! A souhait ! (…) – et ces aspirations confuses- et ce que l’on imagine à l’intérieur des pompes et des cuves, ô défaillance ! (P, I, 727)’

Mais Ponge ne se limite pas aux objets prosaïques puisque – on l’a vu – sa conception de l’approche des objets n’en exclut aucun a priori. Lorsqu’il s’attache à des thèmes familiers du lyrisme et notamment à la Nature, c’est par un autre procédé qu’il s’affirme « contre » les tentatives poétiques antérieures : en dépouillant ces thèmes de toute la dimension lyrique ou symbolique qui leur est conventionnellement attachée. A l’inverse du procédé employé dans « La Pompe lyrique », il s’agit cette fois de rendre prosaïque ce qui semble lyrique ou poétique. Cette « prosaïsation » peut prendre la forme d’une désacralisation : ainsi en va-t-il pour le pain, cet aliment à fortes connotations symboliques et religieuses mais dont Ponge déclare « qu’il doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation » (PPC, I, 23). Mais le plus souvent il suffit de priver l’objet de son symbolisme poétique traditionnel pour le faire apparaître sous un nouveau jour : l’automne n’est plus la mélancolique saison du déclin de la nature mais une « tisane froide » où « les feuilles mortes de toutes essences macèrent dans la pluie » (PPC, I, 16) ; le papillon parmi les fleurs n’incarne plus l’éphémère de la beauté, mais devient un « lampiste » qui « vérifie la provision d’huile » de chaque fleur (PPC, I, 28) ; la végétation, traditionnelle source d’émerveillement, est présentée comme « un immense laboratoire, hérissé d’appareils hydrauliques multiformes » (PPC, I, 48). Dans ce dernier cas, le recours à un vocabulaire scientifique – du reste tout personnel – sert de repoussoir au lyrisme. Cela nous amène à examiner maintenant comment Ponge s’emploie à se démarquer non seulement des paroles poétiques antérieures, mais aussi de toute formulation antérieure d’un savoir sur les choses, donc de tout discours à prétention scientifique.

Notes
179.

« Encore », c’est à dire en 1933, date de rédaction de l’ « Introduction au Galet ».

180.

Ces quatre textes seront plus tard recueillis dans Pièces.