Contre tout discours de savoir : la table rase

On a souvent relevé la posture d’ignorance volontaire, de naïveté concertée, de virginité retrouvée qu’adopte Ponge par rapport à l’objet qu’il décrit, comme s’il le voyait pour la première fois et ne possédait à son sujet aucun savoir antérieur. De fait, Ponge s’applique à faire table rase de ce savoir, et consacrera ultérieurement à cette attitude de nombreux commentaires. Mais dès les années trente il la revendique et en fait une position de principe dans son « Introduction au Galet », avec cette phrase que je cite à nouveau car nombreuses sont les directions interprétatives qu’elle indique : « Au milieu de l’énorme étendue et quantité des sciences, nous sommes perdus. Le meilleur parti à prendre est donc de considérer toutes choses comme inconnues, (…) et de reprendre tout du début » (PR, I, 204). Pour parvenir à « considérer toutes choses comme inconnues », c’est-à-dire à inscrire sa parole contre le savoir, Ponge emploie deux méthodes distinctes.

La première consiste à supprimer purement et simplement tout discours de savoir dans les propos qu’il tient sur les choses. Même le savoir minimum que constitue le nom de la chose n’est admis qu’avec une certaine défiance, qui s’exprime dans une mise à distance : le nom de l’objet tarde souvent à être prononcé et/ou s’accompagne d’une reformulation. Ainsi dans « Végétation » le nom n’apparaît-il que dans le dernier paragraphe, et non sans réserve : « Telle est, semble-t-il, la fonction physique de cette espèce de tapisserie à trois dimensions à laquelle on a donné le nom de végétation pour d’autres caractéristiques qu’elle présente » (PPC, I, 49). Hors donc de tout savoir, la description le plus souvent s’en tient aux qualités sensibles de l’objet, celles que l’observation permet de découvrir : forme, consistance, dimension, parfum, couleur etc. L’objet est regardé comme pour la première fois.

Mais dans le cas de certains textes – et c’est la seconde des méthodes évoquées ci-dessus – la description de l’objet donne lieu à des considérations d’ordre explicatif, proches du discours scientifique, en particulier de celui de la physique. C’est le cas de « Végétation », déjà cité : le texte décrit la « fonction physique » de la végétation, fonction de ralentissement dans le processus qui transmet à la terre l’eau tombée du ciel. Mais une telle description ne s’inscrit pas moins contre le discours du savoir scientifique puisque, loin de retransmettre le savoir officiel, elle en construit un autre, qui lui est propre. L’auteur invente un nouveau discours de connaissance, basé sur l’observation, qui concurrence le premier et est, par rapport à lui, toujours « inédit ». Parfois l’observation s’accompagne d’une élucubration interprétative qui ne se dissimule nullement comme telle mais qui continue à mimer l’allure d’un discours scientifique. Ainsi dans « Bords de mer » : « C’est en effet, après l’anarchie des fleuves, à leur relâchement dans le monde liquide, que l’on a donné le nom de mer. Voilà pourquoi à ses propres bords celle-ci semblera toujours absente » (PPC, I, 30). Le cas du « Galet » est particulièrement représentatif d’un discours interprétatif qui prend toute liberté avec les données de la science mais en reproduit volontiers par endroits le ton, tout en s’en démarquant par de fréquents écarts lyriques : Ponge y évoque l’origine du monde, et élabore ce faisant sa propre cosmogonie :

‘Tous les rocs sont issus par scissiparité d’un même aïeul énorme (…). Ainsi, après une période de torsions et de plis (…) notre héros, maté, (…) n’a plus connu que des explosions intimes, de plus en plus rares, d’un effet brisant sur une enveloppe de plus en plus lourde et froide. Lui mort et elle chaotique sont aujourd’hui confondus. (…) Par ailleurs l’élément liquide, d’une origine peut-être aussi ancienne que celui dont je traite ici, s’étant assemblé sur de plus ou moins grandes étendues, le recouvre, s’y frotte, et par des coups répétés active son érosion (PPC, I, 50-51).’