Implications quant à la relation au lecteur

Voici donc quelques-uns des moyens par lesquels Ponge inscrit sa parole contre tout savoir, hormis celui qu’il propose et construit parfois lui-même sous nos yeux. Comme je le signalais plus haut, ce parti de « considérer toutes choses comme inconnues » a été fréquemment commenté. Ce qui, en revanche, l’a beaucoup moins été, c’est l’attitude symétrique qu’elle suppose chez le lecteur. En effet, si l’auteur choisit de présenter les choses « comme inconnues », cela implique que le lecteur s’accommode de se les voir présentées comme s’il ne savait rien d’elles et ne les avait jamais observées. En proposant des définitions des choses, Ponge balaie d’un coup toute connaissance antérieure. Il s’offre au lecteur comme un dictionnaire vivant, comme une parole à la fois première et définitive, à très fort coefficient d’autorité (« parti pris des choses, dictionnaire phénoménologique, cosmogonie » écrira Ponge en 1943)181. Il ne va pas du tout de soi, pour un lecteur, d’accepter qu’on lui explique ce que sont des choses qu’il pense, lui, déjà connaître, parce qu’elles lui sont familières. On lui offre une définition du cageot (« simple caissette à claire-voie ») ; on lui explique à quoi ressemble une huître, ou ce qu’est en réalité la mer (nom « que l’on a donné » au « relâchement » des fleuves « dans le profond et copieusement habité lieu commun de la matière liquide ») ; on lui rappelle la principale différence qui distingue la flore de la faune (« La faune bouge, tandis que la flore se déplie à l’œil »)182. Tout cela a une allure fortement didactique, et pourtant n’en a que l’allure. La relation que Ponge entretient avec le discours didactique est en effet complexe. Ce type de discours est pour lui – et le deviendra de plus en plus – une tentation, mais ne se départira pourtant jamais d’une fonction ludique, pour laquelle il lui faut un partenaire. Le lecteur de Ponge doit être consentant, non pas pour enregistrer les « leçons de choses » qu’on lui donne, mais pour jouer le jeu. Car il s’agit bien d’une sorte de jeu, dont les règles doivent être acceptées de part et d’autre : le lecteur ne peut croire un instant à une véritable posture didactique de l’auteur, qui serait en train de lui apprendre ce que sont les choses. Il sait que cette posture est seulement feinte ; il sait que l’auteur sait qu’il le sait. Le plaisir du lecteur naît en grande partie de cette complicité partagée autour d’une posture didactique dont ni lui ni l’auteur ne sont dupes. L’auteur fait « comme si » il voyait les choses pour la première fois ; le lecteur accepte avec lui de faire « comme si » il ne savait rien d’elles et de les redécouvrir. Signalons que la complicité ainsi installée se voit renforcée et entretenue par les jeux de mots qui émaillent les textes. Ils sont pour le lecteur autant de balises confirmant régulièrement la piste ludique, ou autant de clins d’œil de la part de l’auteur. Je reviendrai plus loin sur ce point.

Ainsi, sans qu’aucun commentaire en soit encore fait, une étape majeure est-elle franchie en ces années trente dans la progression de Ponge en direction de son lecteur. Une complicité est établie, même si elle reste encore totalement implicite, et même si c’est peut-être de façon partiellement inconsciente qu’elle est déjà mise en œuvre.

Notes
181.

Dans les « Pages bis », (PR, I, 218).

182.

Respectivement dans « Le Cageot » (PPC, I, 18), « Bords de mer » (ibid., 30) et « Faune et flore » (ibid., 42).