C. Contre la parole orale

« Parler contre les paroles » c’est en grande partie pour Ponge écrire contre les paroles, parvenir à compenser par le langage écrit les insuffisances, les approximations, le relâchement qui caractérisent pour lui l’usage oral du langage. Si la parole commune lui paraît depuis toujours « sale », lui inspire un vif dégoût – comme je l’ai à plusieurs reprises mentionné – , la réalisation orale de cette parole porte selon lui à son comble cette impression de saleté : c’est un idiome impropre, au double sens de l’impropriété et de l’absence de propreté. Rappelons qu’en 1927, Ponge signalait à « ceux qui bafouillent, qui chantent ou qui parlent » qu’il n’était pas étonnant qu’ils « reprochent à la langue de ne rien savoir faire de propre », et qu’en réalité il ne s’agissait « pas plus de parler que de chanter » (PR, I, 172). C’est dans le même texte (« Pas et le saut ») qu’il employait pour la première fois le mot « rhétorique ». C’est en effet à partir de cette date que le recours résolu à une rhétorique du langage écrit lui paraît susceptible de remédier à l’impropriété du langage parlé : pour faire quelque chose de « propre », il faut se mettre à écrire.

Cette opposition entre les deux modes de réalisation de la langue que sont le parlé et l’écrit – le premier mode étant nettement dévalué – est présente chez Ponge d’une manière remarquablement durable. A la fin des années vingt, il note, rappelons-le, dans un fragment de Pratiques d’écriture : « J’écris souvent contre les fautes que l’infidélité des paroles (…) m’a fait dans la conversation commettre. L’on peut écrire pour se ressaisir, contre ses propres paroles, pour remettre les choses (et soi-même) au point » (PE, 1011). L’écrit est donc une forme de revanche sur l’humiliation liée à l’usage oral des mots. Bien plus tard, au moment de la « Tentative orale » en 1947, moment charnière dans le processus de redistribution des valeurs de l’oral et de l’écrit, Ponge reviendra, en des termes très proches, sur l’importance pour lui de cet enjeu :

‘(…) j’ai longtemps pensé que si j’avais décidé d’écrire, c’était justement contre la parole orale, contre les bêtises que je venais de dire dans une conversation, contre les insuffisances d’expression au cours d’une conversation, même un peu poussée. (…) c’est ce qui me jetait sur mon papier. Pourquoi ? Pour m’en corriger, pour me corriger de cela, de ces défaillances, de ces hontes, pour m’en venger, pour parvenir à une expression plus complexe, plus ferme ou plus réservée, plus ambiguë peut-être, peut-être pour me cacher aux yeux des autres et de moi-même (M, I, 654, je souligne).’

Ce fragment est riche d’indications susceptibles d’éclairer la question posée ici, à savoir celle de la relation que Ponge entretient, par la parole, avec les autres. C’est pourquoi il me faudra y revenir. Mais dès à présent, il nous fournit des indications pour décliner les aspects que revêt l’opposition de Ponge à la langue parlée. Je m’attacherai successivement ainsi au refus de l’exhibition du sujet parlant (« peut-être pour me cacher aux yeux des autres et de moi-même… »), au refus de la prolixité bavarde (« pour parvenir à une expression plus réservée… »), enfin au refus du relâchement (« une expression plus complexe, plus ferme »).