Contre l’exhibition du sujet parlant

Ce qui caractérise d’abord le langage oral, c’est qu’il est lié à la présence du sujet parlant, qu’il affiche constamment son lien avec ce sujet. Or le fait de prendre le parti des choses implique un effacement du sujet au profit des objets qu’il présente. Le programme esthétique que s’est donné Ponge vient donc en l’occurrence conforter de lui-même sa répugnance instinctive envers la parole orale : pour être fidèle aux choses, il les détachera de sa subjectivité ; pour conférer aux textes le maximum d’autonomie, pour en faire des équivalents d’objets, il visera à l’impersonnalité : « Il s’agit pour moi d’aboutir à des formules claires, et impersonnelles », déclarera-t-il plus tard dans « My creative method » (M, I, 536). Rappelons les formes que prend, dans les textes écrits au cours des années trente, cette aspiration à l’impersonnalité :

Tout d’abord on constate une faible présence des marques de l’énonciation : la relation je-tu, constitutive de la situation d’énonciation, est quasiment absente, et le je lui-même est fréquemment remplacé par un on ou un nous – ce dernier pronom ayant moins la valeur d’un pluriel que celle d’une simple variante du on.

‘De fait, le je est assez rare dans Le Parti pris des choses. Quand il apparaît, c’est comme simple support d’une énonciation, qui est plus souvent portée au compte d’un on ou d’un nous anonyme. Ailleurs toute référence au sujet de l’énonciation disparaît ; c’est alors le triomphe de l’impersonnel (…) (D’où l’abondance de tournures comme « il faut », « il convient » ; et le recours aux présentatifs (« c’est »), et à l’infinitif, mode non personnel)183. ’

Le pronom qui domine est, comme on peut s’y attendre dans des textes consacrés aux choses, celui de troisième personne (que Benveniste qualifie, rappelons-le, de « non-personne ».

Concourt aussi à l’impersonnalité l’emploi quasi-systématique du présent à valeur généralisante, qui soustrait le propos à toute référence temporelle. Dans cet emploi, le verbe être, verbe de la définition, est privilégié184 : « Chaque morceau de viande est une sorte d’usine » (PPC, I, 32), « La mer est une chose simple » (ibid. 29), la barque « n’est pourtant qu’un assez grossier réceptacle » (P, I, 718), etc. On remarque du reste l’absence de tout ancrage des textes dans le temps de leur énonciation : ils ne font pas référence aux circonstances de leur composition et ne sont pas datés185. Cette absence de datation est d’autant plus remarquable que Ponge semble avoir toujours daté scrupuleusement, pour lui-même, ses manuscrits, et qu’il s’attachera à partir des années quarante à faire apparaître dans les textes ces datations, parfois même avec mention du moment de la journée où la rédaction a eu lieu. Il y a donc bien, pour les textes descriptifs des années trente, une volonté de détacher les énoncés de leur énonciation.

Enfin l’emploi systématique de l’article défini, dans les titres comme dans le corps des textes, confirme l’aspect généralisant du propos tenu sur les objets. « L’Orange » ou « L’Huître » ne renvoient pas à telle orange ou telle huître, respectivement pressée ou ouverte par le locuteur à tel ou tel moment mais à l’orange et à l’huître dans leur vérité générale.

Notes
183.

Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, op. cit. p. 187 et note 3 p. 225.

184.

C’est moi qui le souligne dans les exemples qui suivent.

185.

A l’exception d’un seul : « Escargots », déjà tardif (1936).