Contre la prolixité du langage parlé

Ponge se propose de parvenir, par l’écrit, à une expression « plus réservée » que celle qui caractérise l’oral. Gérard Farasse a montré que cette notion de réserve fonctionnait elle-même comme un véritable réservoir d’interprétations186. A mesure de l’avancée de son œuvre, Ponge en déploiera les potentialités, parvenant, dans les années cinquante, à faire de cette réserve un mode de signification, à revendiquer une « retenue du sens », qui conduit à penser qu’« un texte sur la réserve serait un texte qui laisserait jouer toutes les significations sans laisser aucune d’elles s’imposer »187. Dans les années trente, Ponge n’a pas encore conceptualisé cette forme de « réserve » – quand bien même il la met déjà en œuvre. Son aspiration à une expression réservée s’oppose surtout à tout ce qui pourrait ressembler au « flot » non contrôlé des paroles, à une logorrhée qui lui inspire, plus qu’une méfiance, une véritable répulsion. On a vu précédemment comment, à partir de 1926, le motif du dépouillement devenait pour lui un idéal esthétique, par le biais de l’identification à l’arbre : dans « Le Tronc d’arbre », il sommait le poète-arbre d’apprendre à se défaire de ses « effusions » feuillues pour leur préférer l’austérité de son tronc nu. Dans deux textes descriptifs écrits à presque dix années d’intervalle, « Le Cycle des saisons » (1928) et « Faune et flore » (1936-37), Ponge réutilise le thème de l’arbre pour signifier, en des termes quasi-identiques, son refus de la prolixité, de l’effusion langagière vaine et bavarde. La feuillaison printanière est comparée à une logorrhée qui s’emparerait des arbres au printemps lorsque ceux-ci « ne peuvent plus y tenir » et « lâchent leurs paroles » (PPC, I, 23), « laissent échapper un flot, un vomissement de vert » (ibid., 43). Mais alors qu’ils « croient pouvoir dire tout, recouvrir entièrement le monde de paroles variées » (ibid., 23), « ils ne réussissent encore que, à des milliers d’exemplaires, la même note, le même mot, la même feuille» (ibid., 43). La prolixité n’aboutit qu’au ressassement ; dans le flux verbal, la parole se dilue et perd toute efficacité. C’est pourquoi à cet épanchement impuissant des paroles Ponge oppose l’idéal esthétique d’une écriture lapidaire, privilégiant la brièveté et la concision.

De fait, la brièveté caractérise la plus grande partie des textes écrits dans les années trente. Ainsi plus de la moitié des poèmes du Parti pris sont-ils ramassés en moins d’une demi-page. Ce choix de la brièveté a souvent été souligné ; il fait partie de la doxa critique à propos du Parti pris des choses. Comme nous l’avons déjà mentionné, ce recueil est en fait moins homogène qu’on tend à le dire (Ponge l’a, plus tard, lui-même souligné188). Un certain nombre de textes ne ressortissent pas à l’idéal de perfection brève, et ne sont donc pas concernés par les commentaires qui vont suivre. Néanmoins on ne peut nier la prégnance de cet idéal dans les années trente. Du reste il se lisait déjà dans le titre du premier recueil publié par Ponge, en 1926 : Douze petits écrits (je souligne) – titre qui dans sa sobriété extrême revendiquait déjà l’écrit contre la parole, et la brièveté contre la prolixité. Mais à partir du moment où un parti se prend en faveur des choses, la brièveté devient une nécessité esthétique qui fait partie prenante du projet, ce que Ponge souligne lui-même à l’intérieur des textes.

Parfois cette nécessité est explicitement dictée par le souci de rendre le texte ressemblant à l’objet qu’il décrit : l’étude sur l’orange se doit ainsi d’être menée « rondement » et lorsqu’il s’agit du cageot, il convient de ne pas « s’appesantir ». Mais de manière plus générale, et même lorsque l’aspect mimétique n’est pas directement convoqué, la brièveté est imposée par l’idéal rhétorique que s’est fixé Ponge, à savoir parvenir à faire de ses textes des équivalents, dans le monde verbal, de ce que sont les objets dans le monde sensibles. Ils doivent donc être eux-mêmes des objets finis, qu’on peut à l’instar du galet, « saisir » et « retourner » dans la « main »189. Pour avoir une forme, ils doivent avoir une limite aisément repérable, et c’est ce que Ponge s’emploie à leur conférer en « coupant court » de manière ostensible, dans les dernières lignes. « Plus de la moitié des poèmes du Parti pris signalent au lecteur que le texte va se terminer » note Danièle Leclair190. Pour souligner l’achèvement du texte, Ponge prend congé du lecteur dans des formules souvent abruptes : « Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation » (PPC, I, 23) ; « Mais là commence une autre histoire, qui dépend peut-être mais n’a pas l’odeur de la règle noire qui va me servir à tirer mon trait sous celle-ci » (ibid., 17) ; « Je n’en dirai pas plus… » (ibid., 56) ; « et C’EST FINI ! » (ibid., 41).

Notes
186.

Dans « Parfois très rare, une formule perle », L’âne musicien, Sur Francis Ponge, op. cit, p. 57-83.

187.

Ibid., p. 59.

188.

Dans une note manuscrite de 1954 : « Il ne me serait pas trop difficile de prouver que dans le Parti pris des choses déjà figurent des textes de rhétoriques très différentes et que Faune et flore par exemple est une sorte de texte-brouillon » (PAT, 321).

189.

« La perfection de sa forme, le fait que je peux le saisir et le retourner dans ma main, me font choisir le galet. » (PPC, I, 54)

190.

Danièle Leclair, Lire Le Parti pris des choses de Ponge, Paris, Dunod, 1995, p.79.