Chapitre 2 : Une parole qui « garde » ?

Le chapitre précédent analysait la façon dont Ponge réussissait à mettre en œuvre, dans les années trente, le parti qu’il avait décidé de prendre en faveur des choses, à travers l’exercice d’une parole « sous conditions ». Je voudrais à présent m’intéresser à l’autre versant de cette période, c’est-à-dire aux enjeux, moins explicites, d’un tel exercice de la parole. Conquise sur des renoncements et des censures, élaborée en réponse à des dangers, cette parole relève d’un projet extrêmement volontaire, et est investie d’une fonction essentiellement protectrice, défensive. Or ce projet ne parvient pas à faire tout plier sous sa loi et cette fonction se révèle impossible à mettre systématiquement en œuvre. Les renoncements qui servent de postulat au programme ne sont pas pleinement acceptés ; des aspirations essentielles restent en souffrance, ce que manifeste le fait qu’elles parviennent à faire retour, se glissant dans les interstices du projet conscient. La parole telle qu’elle s’exerce à l’ère du parti pris des choses est une forme de solution – provisoire – de compromis, et témoigne de profondes ambiguïtés. Du reste, pour la qualifier rétrospectivement, Ponge se référera, en 1941, à une déclaration de Kierkegaard en forme de paradoxe : « le plus sûr des mutismes n’est pas de se taire, mais de parler », formule qu’il dira avoir « réinventée » lui-même, à sa façon, dans les années vingt (PR, I, 206). On ne s’étonnera pas de rencontrer, dans l’œuvre, le paradoxe d’un sujet qui, au moins autant qu’il s’efforce de se retirer et de se censurer, manifeste simultanément son désir d’y reparaître. De même, malgré le choix affiché de l’impersonnalité, le désir concurrent d’établir une relation personnelle avec le lecteur trouve, ça et là, à se dire. Le hiatus entre la mise en œuvre et le programme témoigne de l’absence d’une adhésion profonde et entière à ce programme. En tout état de cause, l’exercice de la parole reste très en retrait de l’euphorie dont faisait état « La Promenade dans nos serres ». Du reste, par rapport aux aspirations qui s’exprimaient dans ce texte, elle demeure confrontée à un manque spectaculaire : elle n’a pas trouvé ses « écouteurs », n’est pas encore entendue. Peut-être n’est-elle pas encore totalement disposée à l’être… J’évoquerai donc, à la fin de ce chapitre, ce qui reste une grande ombre au tableau de ces années trente : l’absence persistante de lectorat.