A. Censure du sujet : se « garder »

Quelques précisions préalables s’imposent à propos de ce « renoncement à s’exprimer » qui, de l’aveu de Ponge, fonde le « parti pris des choses » : « Je n’ai pas réussi à parler moi-même », voici ce dont Ponge prend acte, ce qui est très différent de « parler de moi-même ». On ne trouve à aucun momentchez Ponge, de désir d’aveux concernant sa vie privée et ses sentiments personnels :« Je sais qu’il y a des poètes qui parlent de leur femme (de grands poètes que j’aime), de leurs amours, de la patrie. Moi, ce qui me tient de cette façon au cœur, je ne peux guère en parler » déclarera-t-il en 1946 dans la « Tentative orale » (M, I, 659). Il n’est donc pas question de supposer chez Ponge la censure d’un désir de parler de soi. Ce qui est désigné ici comme « censure du sujet » n’a rien à voir avec cette absence totale d’attirance pour la confession. Ne pas se raconter, cela relève d’un choix personnel – proche de la pudeur – pleinement assumé et sur lequel Ponge ne reviendra jamais. Il faut faire également la part, avant de parler de « censure du sujet » de ce qui revient à un choix esthétique opéré en toute conscience : le désir de se démarquer du lyrisme subjectiviste, celui de la poésie romantique mais aussi et surtout, en ces années trente, celui du surréalisme, dans lequel le désir d’individuation est très marqué.

Ce à quoi je voudrais m’attacher, sous le nom de « censure du sujet », c’est à la tentative d’évincer le sujet en mettant face à face les mots et le monde ; au choix de produire, à propos des objets, des textes comparables à des objets ; à cet acharnement à l’objectivité, qui tout à la fois s’affiche et se dément ; à cette position revendiquée et intenable du mutisme dans la parole. « Quelconque de ma part la parole me garde mieux que le silence », écrivait Ponge en 1925 (DPE, I, 3, je souligne). Cette affirmation fait figure d’avertissement liminaire, placée qu’elle est au seuil de l’œuvre de Ponge, dans le premier texte des Douze petits écrits (Excusez cette apparence de défaut…). Il y a chez l’auteur un souci originel de se garder. Ceci rejoint l’un des sens de la réserve qu’il recherche dans son expression : « elle est aussi », rappelle Gérard Farasse, « une manière de faire silence : rester sur la réserve, c’est retenir ses propos, différer une intervention, ne pas s’exposer »204. Il me faut me demander comment, dans ses premiers textes, le sujet Ponge en effet se « garde », et se protège.

En annonçant sa décision de prendre désormais le parti des choses, Ponge affirme une volonté délibérée de privilégier le monde extérieur aux dépens de l’intériorité. De celle-ci, il se détourne ostensiblement, comme coupant court à un drame sans issue : parlons d’autre chose, semble-t-il dire. Il se met entre parenthèses, à l’abri des dangers auxquels l’exposait le désir de s’exprimer. Il cherche toujours une parole qui le « garde », cependant il ne croit plus, comme en 1925, qu’elle puisse avoir ce pouvoir si elle est « quelconque ». Tant que la parole n’a pas été déclarée ouvertement au service d’une extériorité, elle le « garde » mal : il en a fait l’expérience. Si elle reste en prise directe sur son intériorité elle risque de faire vaciller le sentiment de son identité, car une telle parole est constamment menacée de perdre les deux qualités qui, aux yeux de Ponge, la rendent fondatrice d’identité : être parfaitement singulière et être parfaitement maîtrisée. Deux écueils la guettent en permanence : d’un côté la puissance d’aliénation de la langue commune, dans laquelle se perd la singularité aussitôt qu’elle tente de s’y engager ; de l’autre la puissance torrentueuse des affects, qui attire cette singularité vers le manque de tenue formelle, la prive de la « consistance » tant désirée. Dans les deux cas, le je s’éprouve douloureusement comme un autre.

Notes
204.

G. Farasse, L’âne musicien, Sur Francis Ponge, op. cit. p. 59.