« Se garder » de la captation par la parole commune

Sur le premier de ces risques, Ponge s’est largement expliqué. Il est vivement conscient du pouvoir aliénant de la langue, du risque constant de captation de toute singularité au filet de la parole commune : cette menace a été l’une des composantes du « drame de l’expression » vécu dans les années vingt. Cherchant dans les mots un moyen d’exprimer sa vérité, il y trouve au contraire une accumulation d’écrans et de masques qui l’éloignent de lui-même, l’enferment dans des rôles et composent l’image abhorrée de ce qu’il appelle sa « fausse personne ». Voulant donner la parole au plus intime de lui-même, il se voit confisquer cette parole au profit d’une persona qui le masque. Comme s’il était impossible, dès lors que l’on cherche à s’exprimer, de ne pas se retrouver en train de prendre une pose convenue : « La tenue incompréhensible de tout ce monde s’explique : par le hasard des poses où vous force le désespoir » (PR, I, 193). Même l’expression la plus spontanée – et peut-être celle-là plus que toute autre – est menacée de cette chute dans le lieu commun, dans le convenu : « Même si je dis tout ce qui me passe par la tête, cela a été travaillé en moi par toutes sortes d’influences extérieures : une vraie routine » (ibid., 178). D’où une défiance envers toute écriture conçue comme un abandon – y compris l’écriture automatique prônée par les surréalistes – qui risque de mener tout droit à ce que Ponge appelle le « ronron poétique ». On ne peut se fier à une prétendue « personnalité créatrice » qui serait capable de s’exprimer efficacement pour peu qu’on lui en laisse la liberté : « Non, il n’y a aucune dissociation possible de la personnalité créatrice et de la personnalité critique » (ibid., 178).

Il est beaucoup plus sûr de mettre d’emblée la personnalité créatrice au service d’un parti pris décidé par la personnalité critique : aller contre la pente naturelle du moi, et choisir, « hors de [l]a fausse personne » (PR, I, 197 ) une aire d’exercice relativement épargnée par le quadrillage des sentiments convenus ; s’imposer des contraintes grâce auxquelles la personnalité critique, continuellement mobilisée, pourra exercer une vigilance sans relâche (« Ô modèles (…) où l’esprit tout nouvellement s’exerce et s’adore » (ibid., 197) ; tenir constamment en bride la personnalité créatrice. Et sur ce terrain, Ponge ne peut en effet s’en laisser remontrer par personne. Dans son cas le critique veille férocement, barrant la route à toute expression suspecte de céder au « ronron poétique » 205.

Notes
205.

Expression que Ponge emploiera quelques années plus tard, dans « Berges de la Loire » (RE, I, 338).