« Se garder » de la captation par les affects

Mais s’il n’est pas question pour lui de laisser confisquer sa parole par la persona, et de sombrer ainsi dans le convenu, il est tout aussi exclu de laisser des émotions intimes mal maîtrisées ou mal conscientes s’approprier cette parole pour la contaminer. Le deuxième danger contre lequel Ponge tente de se prémunir en déclarant renoncer à « parler lui-même », c’est celui d’être débordé par des affects incompatibles avec son idéal de maîtrise de l’écriture, parce qu’ils sont avant tout informes et, à ce titre, abhorrés. Ce danger, contrairement au précédent, n’est jamais abordé explicitement par Ponge, mais il se laisse lire aisément entre les lignes. Quand Ponge évoque, sous la « merveilleuse » croûte dorée du pain, la « mollesse ignoble sous-jacente » de la mie, quand il découvre le « sachet visqueux et verdâtre » que contient la coquille de l’huître, et surtout quand il vilipende l’absence totale de tenue de l’eau, qui « ne tend qu’à s’humilier », refuse toute forme pour « n’obéir qu’à sa pesanteur » (PPC, I, 31), « file entre les doigts », « échappe à toute définition, mais laisse (…) des taches informes » (ibid., 32), il dit l’horreur qu’il éprouve pour les soubassements troubles de l’être, pour tout ce qui est vague, confus, mal défini, incernable, autrement dit ce qui, pour une bonne part, relève des zones inconscientes.

Ceci éclaire le dégoût professé par Ponge envers les paroles : ce qu’il dit de leur côté vaseux, lâche, sale, amorphe, peut s’appliquer aussi bien à tout ce qui relève du trouble intérieur. La parole qu’il rejette, c’est celle qui serait directement en prise sur ce trouble-là car elle serait inévitablement contaminée par lui : ce ne pourrait être qu’une parole aussi informe que l’eau, car directement dépendante du flux incontrôlé des affects, une parole qui comme l’eau veut se répandre et s’étaler, une littérature de l’épanchement du moi, de « l’étalage des troubles de l’âme » (PR, I, 210). Aux yeux de Ponge on ne peut pas bâtir une oeuvre capable de « se tenir d’aplomb » (ibid., I, 174) en se fondant sur la subjectivité : elle est incapable de fournir un soubassement, elle est pour cela – comme la mie du pain – un trop « lâche sous-sol », elle est un terrain instable, parcouru de courants, de remous incontrôlés. Sous son emprise, l’identité vacille. Ponge semble avoir fait durement l’expérience de ces vacillements d’identité, au moment où il était plongé dans le « drame de l’expression ». Il connaît très bien la menace de l’effondrement intérieur. Il la connaît d’autant mieux que, malgré la répulsion que lui inspire l’abandon, celui-ci constitue aussi une tentation fascinante : « Oh ! s’il suffisait de s’allonger par terre, pour dormir, pour mourir. Si l’on pouvait se refuser à toute contenance ! » écrit-il dans « A chat perché » (PR, I, 194), employant ainsi, pour dire une aspiration profonde, les mots même qui lui serviront à fustiger le côté indigne, bas, soumis de ce qu’il déteste par dessus tout : l’eau, elle qui « s’effondre sans cesse, renonce à chaque instant à toute forme, (…) se couche à plat ventre sur le sol, quasi cadavre » car « LIQUIDE est par définition ce qui préfère obéir à la pesanteur, plutôt que maintenir sa forme » (« De l’eau », PPC, I, 31).

Dès lors contre cette menace – ou cette tentation – de l’effondrement, contre les dangers du mol épanchement subjectif, l’auteur met en place une véritable stratégie de résistance, en deux temps : d’abord, se détournant résolument du subjectif, il se tourne vers les objets pour y chercher un pont d’appui, un soubassement fiable. C’est encore une façon de « parler contre », mais cette fois contre lui-même, contre sa propre « mollesse ignoble sous-jacente. » Quand il rappelle, citant Alcuin, que « la langue est le fouet de l’air » et proclame la nécessité d’en faire « l’instrument d’une volonté sans compromission – sans hésitation ni murmure » (« Pas et le saut », PR, I, 172), il formule certes un idéal esthétique mais tout autant l’aveu d’une auto-censure féroce. L’esthète armé d’un fouet est aussi le censeur inflexible de toute faiblesse intime. Se consacrant donc à ce qui lui est extérieur, les objets, il manifeste en outre une prédilection – que Sartre, le premier, a fait remarquer pour ceux qui présentent un aspect solide, dur, résistant. Il s’en expliquera plus tard dans La Seine :

‘Si mon esprit s’est appliqué d’abord aux objets solides, sans doute n’est-ce pas par hasard. Je cherchais un étai, une bouée, une balustrade. Plutôt donc qu’un objet liquide ou gazeux, devait bien me paraître propice un caillou, un rocher, un tronc d’arbre, voire un brin d’herbe, et enfin n’importe quel objet résistant aux yeux par une forme aux contours définis, et aux autres sens par une densité, une compacité, une stabilité relatives également indiscutables (SEI, I, 246). ’

Cette première étape stratégique consiste en une sorte de transfert hors de soi, d’objectivation, d’échappée hors de la confusion du subjectif. Mais dans un deuxième temps, Ponge découvre dans les objets eux-mêmes le modèle d’une certaine façon de traiter sa subjectivité : ce modèle, est celui de la coquille. A la façon du coquillage qui secrète sa forme et son rempart, il voit dans l’écriture le moyen de ceindre d’un contour solide et clos tout ce qui, en lui, est menacé d’inconsistance ; de le dérober aux regards tout en le protégeant ; de ne laisser voir, en somme, que la partie solidifiée de lui-même, que sa concrétion. « L’on ne me connaîtra, l’on n’aura une idée de moi que par ma coquille, ma demeure, mes collections ; ou plutôt, car ce sont des armes, mes panoplies » écrit-il en 1928 dans son projet d’« Introduction au Parti pris des choses » (PE, II, 1033). « Coquille » ou « armes » : il s’agit de toute façon de se défendre contre l’agresseur ou l’envahisseur. Il s’agit encore et toujours de se garder. Vision du monde et conception de l’écriture sont profondément marquées à cette époque, comme on l’a vu, par le rapport de forces, par la défiance ; la coquille offre un modèle de protection défensive. Que ce soit celle de l’huître, monde « opiniâtrement clos », celle du mollusque (« rien à faire pour l’en tirer vivant ») ou celle de l’escargot qui l’autorise à tout moment à « rentrer chez soi et défier les importuns » (PPC, I, 21, 24, 25), toutes ces coquilles protègent, dissimulent, donnent une enveloppe ferme à ce qui sans elles ne serait qu’amorphe, mou et vulnérable. Avec l’écriture-coquille, Ponge a trouvé la parole qui le « garde mieux que le silence ». C’est une parole qui garantit contre le risque d’épanchement en contenant le flux du je à l’intérieur d’une forme solide et close. Il ne s’agit plus d’épancher mais au contraire d’ « étancher ». Et cependant, le tour de force, c’est que cette forme étanche n’est pas une simple contrainte plaquée de l’extérieur, la coquille étant, on l’a vu, « sécrétée par l’être lui-même ». Ainsi, ce qui censure le je et le tient en respect est aussi, malgré tout, une émanation de ce je. Cet idéal à la fois moral et esthétique est évoqué par Ponge, rappelons-le, dans « Notes pour un coquillage », qui définit la « PAROLE » comme « la véritable sécrétion » de l’homme, à la fois « la plus proportionnée et conditionnée à son corps » et pourtant « la plus différente » (PPC, I, 40). Quant aux dangers, a contrario, d’une expression trop « subjective », ils sont illustrés par les « Escargots », ces animaux qui (bien que pourvus d’une coquille !) « s’expriment » (en bavant) par le « sillage argenté » qu’ils laissent derrière eux, sillage qui « les désigne au ravisseur » et « ne dure que jusqu’à la prochaine pluie » :

‘Ainsi en est-il de tous ceux qui s’expriment d’une façon entièrement subjective sans repentir, et par traces seulement, sans souci de construire et de former leur expression comme une demeure solide, à plusieurs dimensions. Plus durable qu’eux-mêmes (PPC, I, 26-27). ’

A cette littérature liquéfiée Ponge oppose son propre idéal de tenue de l’écriture. La prise de parole telle qu’il la conçoit ne peut être qu’un acte énergique, pleinement conscient de ses moyens et de ses buts, un acte de volonté, un acte de réaction ferme à la « mollesse ignoble sous-jacente ». Ceux qui cèdent à l’attraction de cette mollesse, ceux « qui bafouillent, qui chantent ou qui parlent » font de la langue un usage lui-même mou : « il ne s’agit pas plus de parler que de chanter » (PR, I, 172). Puisqu’il faut se garder de « chanter », la méfiance s’impose envers les objets qui incitent à la célébration lyrique, et du reste envers le lyrisme en général.