Censurer l’épanchement lyrique du je dans la nature

On l’a vu, c’est lors d’un séjour dans la campagne normande, en mai 1926, au plus profond du « drame de l’expression », que Ponge conçoit le projet du Parti pris des choses. De fait, le premier texte qui mette en œuvre ce nouveau parti pris, « La Robe des choses » est une invitation à retrouver le goût de la vie par le spectacle de la nature :

‘Une fois, si les objets perdent pour vous leur goût, observez alors, de parti pris, les insidieuses modifications apportées à leur surface par les sensationnels événements de la lumière et du vent selon la fuite des nuages (P, I, 695, je souligne). ’

L’émerveillement devant la nature : voilà bien l’un des thèmes les plus rebattus du lyrisme ; c’est pourtant le point de départ de Ponge et la source à laquelle il reviendra tout au long de sa vie. Son parti pris, en effet, est d’abord celui de la nature : de 1926 à 1930 tous les textes qu’il rédige (à l’exception d’un seul : « La dernière simplicité ») évoquent la nature et ses habitants : paysages ( « Le Nuage », « Marine ».), végétaux (« La Mousse », « Le Fusil d’herbe », « Le Cycle des saisons »), animaux (« La Crevette »)… A partir de 1931, avec « La Bougie », Ponge sort de l’inspiration purement « naturelle » et s’attache aux objets humains, qu’il va systématiquement explorer pendant quelques années. Cependant il ne renoncera jamais à la méditation sur la nature. Comme il ne craint pas les difficultés, il viendra se confronter régulièrement à ce défi : restituer l’émotion ressentie devant la nature tout en déjouant les pièges du lyrisme. Pour cela il met en place une série de garde-fous anti-lyriques : métaphores en rupture avec la tradition poétique (« cuisse pilonnante des cieux », fleur du magnolia comparée à « une bulle formée lentement dans un sirop à la paroi épaisse qui tourne au caramel »207), scénarios explicatifs bouleversant les conventions (« au printemps, une bouche de sous la terre tire sur les cigares à braise verte sous bois »208), allure scientifique du propos (végétaux présentés comme un ensemble de « cornues, filtres, siphons, alambics »209) ; emploi de néologismes (chants d’oiseaux évoqués par l’expression « glande gargouillante cridoisogène »210).

Cependant ce défi est extrêmement difficile à relever et Ponge mettra très longtemps à trouver comment donner voix à son émotion devant la nature, avant de trouver son propre lyrisme (celui, par exemple, du Pré). Il se contraint durablement à brider cette émotion. Elle reste sous haute surveillance, en particulier à propos de deux motifs précis, tous deux sources d’affects intenses : les arbres, les fleurs. La tentation lyrique toujours attachée à ces deux motifs fait l’objet, me semble-t-il, d’un travail considérable de mise à distance.

Mais l’un et l’autre poursuivent souterrainement leur chemin, et, pour utiliser une métaphore pongienne, sortent de terre à intervalles réguliers, forts d’un potentiel poétique évident.

Notes
207.

Respectivement dans « Marine » (L, I, 456) et dans « Le Magnolia » (P, I, 722).

208.

Dans « Au printemps » (L, I, 458).

209.

Dans « Végétation » (PPC, I, 49).

210.

Dans « Symphonie pastorale » (P, I, 723).