Placer sous haute surveillance les motifs de l’arbre et de la fleur

On a vu que, très tôt, l’arbre était devenu pour Ponge un motif identificatoire essentiel. Dans la seule année 1926, pas moins de trois textes lui ont été consacrés : « Le Jeune Arbre », « Le Tronc d’arbre » et « Mon arbre ». Tous trois présentaient une importante implication personnelle : rédigés à la première personne, ils étaient autant d’autoportraits de l’artiste en jeune arbre. En tant que tels, ils n’entreront pas dans Le Parti pris des choses et seront reversés dans les Proêmes. En revanche, Ponge s’appliquera à partir de 1928 à composer des textes sur le même motif en leur conférant l’allure phénoménologique et le détachement apparent qui conviennent à son projet de l’époque : ce seront « Le Cycle des saisons » (1928) « Les arbres se défont » (1931-33), « Végétation » (1932) et « Faune et flore » (1936-37). Mais l’exaltation liée aux arbres sera de nouveau perceptible dès 1940, car ce sont encore des arbres, en l’occurrence ceux du « Bois de pins », qui susciteront la célèbre « formation d’un abcès poétique » (RE, I, 387). Et il n’est pas indifférent que le retour de Ponge à l’écriture, après l’interruption de la mobilisation et de l’exode, soit aussi un retour aux arbres : « c’est au bois de pins que je reviens d’instinct, au sujet qui m’intéresse entièrement, qui accapare ma personnalité, qui me fait jouer tout entier » notera-t-il au cours de l’été 1940 (ibid., 405). Rappelons encore que c’est la description d’un arbre qui surgira en lieu et place du lyrisme patriotique – auquel Ponge se refuse – dans « Le Platane », l’un des seuls poèmes « politiques » écrits par Ponge pendant la guerre. Au platane reviendra la mission d’incarner la permanence et la résistance face à l’occupant : « Tu borderas toujours notre avenue française pour ta simple membrure et ce tronc clair (…), pour la trémulation virile de tes feuilles en haute lutte au ciel (…). A perpétuité l’ombrage du platane » (P, I, 729). L’arbre, chez Ponge, cache une véritable forêt lyrique.

Quant aux fleurs, elles ont été, dès 1919, associées à l’émotion et à l’éloge, avec « La Promenade dans nos serres » qui, déambulation enchantée parmi les parterres de fleurs du langage, était aussi un texte hautement exalté, rythmé par le « ô » de l’apostrophe lyrique. Mais la confiance de Ponge dans l’expression ayant vite gravement vacillé, par là s’est trouvé frappé d’interdit l’émerveillement devant les « fleurs », emblèmes poétiques par excellence. En littérature, les fleurs ont mauvaise presse… « Il est défendu d’entrer dans le jardin avec des fleurs à la main », telle est, rappellera Paulhan au seuil de son ouvrage sur « la terreur dans les Lettres », l’inscription portée sur un écriteau à l’entrée du jardin public de Tarbes211. Or la fleur est pour Ponge un objet affectif privilégié, elle ébranle violemment la sensibilité, elle est – pour reprendre la métaphore que l’auteur lui applique dès 1926 – un « nœud vibrant » (L, I, 451) d’affects particulièrement intenses. Dès lors, le motif de la fleur sera l’objet d’un travail intensif destiné à la purifier de tout lyrisme convenu, et à maîtriser l’émotion qu’elle suscite, tout en traquant l’essence de cette émotion. Ponge n’a jamais cessé de se préoccuper de « l’émotion florale ». En témoigne ce recueil intitulé L’Opinion changée quant aux fleurs, dont Ponge ne publiera des extraits que tardivement212, et qui rassemble des textes échelonnés de 1926 à 1954 :

‘La fleur est une des passions typiques de l’être humain. L’une des roues de son manège. L’une de ses métaphores de routine. (…)
Pour nous libérer, libérons la fleur,
Changeons d’opinion quant à elle.
(…) Je referai notre lit de fleurs (comme on dit « un lit de roses » pour une couche de béatitude). (NNR, II, 1204).’

De même que les « parterres de voyelles colorées » de « La Promenade » rappelaient le Rimbaud des « Voyelles », la nécessité de secouer les conventions poétiques florales et de changer d’opinion quant aux fleurs participe peut-être d’un hommage rimbaldien213. En tout état de cause, les étapes de ces « changements » successifs « quant aux fleurs » témoignent de l’intensité des affects dont celles-ci sont investies. En 1926, Ponge écrit « Frénésie des détails, calme de l’ensemble », qui évoque le pouvoir presque effrayant de la fleur pour toucher la sensibilité :

‘Si l’une de ces fleurs, l’un de ces nœuds vibrants de sensations, par surprise, par derrière, se détachant de sa tige venait en droit ligne à me toucher,
Quel hurlement elle tirerait de moi, quelle impression de fer rouge ! J’en mourrais ! (L, I, 451)’

La même année, avec « Le Coquelicot », il souligne l’apparente fragilité de cette fleur, de ce coquelicot si prompt à s’exposer, « ouvert à la première demande de rouge », mais il la retourne in extremis en force : une fois les pétales dispersés par le vent « il n’en reste plus qu’une tête noire et terrible (…), un grief, une haute rancune, que n’impressionne plus aucun coup de trompette sonnant la dislocation des fleurs » (NNR, II, 1214). Dans ce texte, le coquelicot rassemble curieusement les qualités de l’arbre (« parle, parle contre le vent ») et celles de la fleur, dans une identification où domine l’idée de furieuse résistance214. En 1928, nouvel infléchissement : Ponge choisit de décrire un paysage où les fleurs n’ont pas de place, (« trop de vent pour les fleurs » déclare-t-il d’entrée de jeu) mais pour y réintroduire in absentia un motif floral qui se développe avec un étonnant lyrisme :

‘Mais les voiles sont des fleurs, mais les maisons sont des fleurs, mais les coquillages, mais les pierres sont des fleurs. (…) ’ ‘Des voiles blanches plus hautes que les mâts
m’entourent,
Et me portent au milieu de la mer, de la lumière et du sable (…).
Tout virevolte vers les cieux ;
Et je suis, au milieu, comme dans une corolle de lys (NNR, II, 1210).’

« Corolle », « entourent » : les mots disent surtout l’aspect ouvert des fleurs. Elle sont en effet à l’opposé de ces objets clos, solides, consistants qu’affectionne Ponge. Elles sont la tentation de l’ouverture sans réserve, de l’offrande tout d’une pièce. La fleur, c’est le coquillage ouvert, l’huître qui s’offre. Aussi Ponge ne maintient-il qu’en sourdine ce dangereux motif floral. Dans les années trente, il ne lui consacrera guère que « Le Magnolia » et « Les Ombelles », deux textes brefs qui tiennent le lyrisme en lisière et se veulent impersonnels . Cependant, pendant la guerre, à ce moment où, avec La Rage de l’expression il relâche un peu la censure, il reviendra au thème initial du violent impact émotionnel de la fleur, comparant l’œillet à

‘Une trompette gorgée
de la redondance de ses propres cris
au pavillon déchiré par leur violence même (RE, I, 362).. ’

C’est en 1942 que Ponge consacre aux fleurs le développement le plus spectaculairement lyrique, avec ce texte étonnant qu’est « Le Bouquet », qui restera inédit pendant quarante-quatre ans, jusqu’à sa parution dans les Cahiers de l’Herne – deux ans avant la mort de Ponge. Bouquet tenu longtemps caché, car liant l’ouverture, le don, l’accueil, la bienveillance envers le lecteur en un ensemble de variations lyriques que Ponge n’était sans doute pas prêt, en 1942, à assumer pleinement :

‘J’offre (à qui me regarde) une profusion de calices, coupes, vasques, bols et tasses, réceptacles préparés eux-mêmes à recevoir.
J’offre des bras qui s’ouvrent aux bras qui s’ouvrent.
(…) Voilà : ce que je vous offre est une profusion de choses qui se sont préparées chacune pour accueillir.
(…) Vases d’accueil, choses hystériques de l’accueil, passionnées d’accueillir, je vous offre.
(…) mots ouverts comme des coupes215.’

Assemblées en bouquet, les fleurs deviennent le lieu d’une émotion essentiellement intersubjective. « Un bouquet n’est fait que pour être donné », rappelle Gérard Farasse, qui précise que « l’expression avoir le bouquet sur l’oreille, signifiait, nous apprend Littré, qu’un animal (…), une maison (…), une jeune fille (…) entraient dans l’échange »216, et intitule « Des fleurs pour vous » le chapitre qu’il consacre aux fleurs de Ponge.

Notes
211.

Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la terreur dans les lettres (1941), Paris, Gallimard, « Idées », 1973, p. 26.

212.

Objet d’une commande en 1954, ce recueil, auquel Ponge travaille activement pendant plusieurs mois, lui adjoignant de très anciens textes, ne verra finalement pas le jour. De très larges extraits en seront publiés dans la revue L’Ephémère en 1968, avant que le texte soit intégré à Nouveau Nouveau Recueil, dont la parution posthume a lieu en 1992.

213.

Bernard Veck voit dans le titre « L’Opinion changée quant aux fleurs » une possible variation sur « Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs ». Sur la présence insistante de Rimbaud au cœur d’une problématique pongienne où se confondent la fleur et la pierre, voir « La Formule : Rimbaud » dans Francis Ponge ou le refus de l’absolu littéraire, Mardaga, coll. « Philosophie et langage », 1993, p. 121-162.

214.

Du reste le dernier paragraphe, que je viens de citer, sera repris tel quel par Ponge en 1930 dans « La loi et les prophètes », (PR, I, 194), texte de la période surréaliste, qui en appelle, sur le ton de la détermination révolutionnaire, au renversement de l’ordre ancien.

215.

Les différentes variations manuscrites du « Bouquet » sont reproduites dans le cahier central des Cahiers de L’Herne (Francis Ponge, Cahiers de l’Herne, sous la direction de Jean-Marie Gleize, Paris, Editions de l’Herne, 1986).

216.

Gérard Farasse, L’âne musicien, Sur Francis Ponge, op. cit., p. 132.