Chosifier les êtres humains

Outre la nature, le sujet le plus porteur de lyrisme est sans doute l’être humain et les émotions qu’il suscite chez son semblable. Sous cet aspect, l’œuvre de Ponge dans les années trente ressemble à la pratique systématique d’un exercice consistant à évacuer cette émotion et à traiter les êtres humains sur le même plan que les « choses ». Il y a du reste une provocation ostensible à faire figurer des portraits – tels que « Le Gymnaste » ou « La Jeune Mère » – dans un recueil intitulé Le parti pris des choses… De fait la jeune mère est décrite de manière impassible, par une succession de traits physiques propres à caractériser une femme venant d’accoucher : « les yeux » sont « un peu égarés », le ventre est « ballonné, livide », les « bras et les mains s’incurvent »… (PPC, I, 33). Cet exercice de style à propos de la maternité, thème de prédilection du lyrisme romantique comme de l’iconographie chrétienne, représente d’autant plus un défi qu’il a été écrit en 1935, l’année même de la naissance de la fille de Ponge, et suppose donc la mise à distance de l’affect personnel. Preuve manifeste d’un parti pris tenu sans faillir217. Du reste, dès 1928, avec « La dernière simplicité », Ponge avait pratiqué un exercice analogue, à ceci près qu’il s’agissait de décrire un corps non pas qui vient de donner naissance, mais qui vient de mourir, corps désigné dans le texte comme celui de « notre grand-mère »218 et évoqué comme « une sorte de scorie, de fœtus, de baby terreux, à qui l’on n’est plus tenté du tout d’adresser la parole, – pas plus qu’au baby rouge brique qui sort de sous le ventre d’une accouchée » (P, I, 718).

Ces deux exemples ne sont pas des cas isolés : on trouve dans Le Parti pris des choses, dans Pièces et dans Lyres, un certain nombre de textes écrits dans les années trente qui prennent pour sujets des êtres humains. Mais le parti pris de distance et d’impersonnalité est constant : Ponge peint moins des êtres que des types sociaux (le jeune ouvrier, le ministre…) et s’amuse à ridiculiser – et à animaliser – ceux qui se confondent avec leur rôle et dont toute la personne semble coïncider avec leur persona, leur rôle social : le gymnaste « plus rose que nature et moins adroit qu’un singe » (PPC, I, 32), la danseuse semblable à une autruche, qui « marche sur des œufs sur des airs empruntés » (P, I, 723), le ministre qu’« un habit noir à pans longs, de coupe rectiligne » « fait ressembler à un hanneton » (L, I, 454)…

Lorsque les deux « pièges lyriques » se conjuguent, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit de décrire un être humain lui-même plongé au sein de la nature, Ponge prend le parti de ne considérer cet être que comme un corps, dont il observe le volume, le déplacement, les modifications physiques au sein du milieu où il est placé. Ainsi dans « Grand nu sous bois » :

‘Le corps d’un grand héros vivant seul marche d’abord dans un bois (…) puis s’allonge sur un pavois (…). Il repose, sous la garde harmonieuse d’un quadrille de mouche, tenues à distance respectueuse par les frissons circulairement tendus de la chair en vie (L, I, 452-453). ’

Ainsi encore dans « Une demi-journée à la campagne » qui recense les effets agressifs de la campagne sur le métabolisme humain :

‘L’air acide et le vent corrosif, les émanations oxaliques et les injections formiques, les dards fichés d’abeilles ou d’orties, les révulsions cutanées sur le corps exposé au soleil (…) sans compter l’absorption d’eau sombre de puits (…), les incisions de ronces et les inhalations de parfums bruts (P, I, 724).’

Enfin lorsque l’être humain est envisagé dans un cadre fait par et pour lui, c’est aux objets composant ce cadre qu’est donnée la prééminence. La description les traite en sujets bien plus qu’en objets, leur conférant une autonomie telle que l’action semble assumée essentiellement par eux, les êtres humains se trouvant inversement ravalés au rang d’objets. La fin du repas dans le « Restaurant Lemeunier » se signale par « les miettes blondes et de grandes imprégnations roses » qui sont « apparues sur le linge épars ou tendu » et par le fait qu’« un peu plus tard, les briquets se saisissent du premier rôle » tandis que bientôt « pièces et billets bleus s’échangent sur les tables » (PPC, I, 37-38). Les employés du « R.C. Seine n° » sont soumis au rythme des objets qui les entourent : « armoires à rideaux de fer » qui « s’ouvrent », dossiers qui « en descendent lourdement se poser sur les tables où ils s’ébrouent », « courrier multicolore, radieux et bête comme un oiseau des îles » qui « deux ou trois fois par jour » « vient tout de go se poser devant moi », tandis qu’en même temps que « l’heure tourne », « le flot monte dans les corbeilles à papier » (PPC, I, 34-35).

Notes
217.

G. Farasse et B. Veck soulignent la subtilité de ce texte qui, tout en paraissant fait de « considérations froides » n’en manifeste pas moins « une très grande attention » pour « le corps soumis à ce cataclysme, une fraternité qui ne passe pas par les représentations habituelles et le lyrisme convenu » (Guide d’un petit voyage dans l’œuvre de Francis Ponge, op. cit., p. 44).

218.

Le texte a été effectivement écrit au moment de la mort de la grand-mère paternelle de Ponge.