Utiliser le lyrisme à contre-emploi

Pour tenir le lyrisme à distance, Ponge emploie également un procédé symétrique de celui qu’on vient de décrire – et qui consistait essentiellement à évacuer le lyrisme là où on l’attendait. Par ce second procédé il introduit au contraire du lyrisme là où celui-ci paraît incongru : il utilise le lyrisme à contre-emploi. J’ai évoqué déjà la prédilection provocatrice de Ponge pour les objets prosaïques – allumette, cageot, crottin, cigarette, appareil du téléphone, morceau de viande – tous objets qui sont autant de repoussoirs pour le lyrisme traditionnel. Or devant ces objets humbles Ponge se plaît à marquer son émerveillement. Si « les rois ne touchent pas aux portes » (les rois de l’ancien régime poétique ?), c’est pour eux une grande perte car « ils ne connaissent pas ce bonheur » : « ce bonheur d’empoigner au ventre par son nœud de porcelaine l’un de ces hauts obstacles d’une pièce », «– tenir dans ses bras une porte » (PPC, I, 21). Ponge, lui, touche aux portes, ramasse les galets, s’émeut du « sacrifice odorant » infligé à l’orange qu’on presse, déplore de ne pouvoir témoigner suffisamment sa reconnaissance à ces dispensateurs de chaleur que sont les poêles (« nous qui les adorons (…), nous ne pouvons pourtant les embrasser »219). Même les humbles escargots deviennent sources d’émerveillement philosophique et moral lorsqu’on considère leur coquille qui, « partie de leur être, est en même temps œuvre d’art, monument » : « Et voilà l’exemple qu’ils nous donnent. Saints, ils font œuvre d’art de leur vie, – œuvre d’art de leur perfectionnement. (…) Ainsi tracent-ils aux homme leur devoir » (PPC, I, 27). Dans tous ces exemples le lyrisme, s’il comporte une part de provocation, est toutefois exempt de dérision car il prend appui sur une sympathie manifeste à l’égard de l’objet.

Il n’en est pas de même dans les cas où Ponge utilise ironiquement le « ô » de l’apostrophe lyrique. Cette apostrophe qui scandait, dans « La Promenade dans nos serres », son espoir dans les mots (« Ô draperie des mots ! Ô sons originaux, monuments de l’enfance de l’art ! »), Ponge se plaît, quelques années et quelques désillusions plus tard, à l’utiliser à contre-emploi pour parler des usages prostitués du langage : vanité des propos de table au « Restaurant Lemeunier » (« Ô monde des fadeurs et des fadaises, tu atteins ici à ta perfection ! »220) ou triomphe de la langue du commerce au bureau du « R.C. Seine n°» (« Ô analphabétisme commercial, au bruit des machines sacrées c’est alors la longue, la sempiternelle célébration de ton culte qu’il faut servir »221). C’est bien sûr aussi le cas dans le texte intitulé « La Pompe lyrique », déjà évoqué au chapitre précédent. Ce poème, le seul de Ponge à revendiquer dans son titre la dimension lyrique – dans un contexte où tout dément le lyrisme puisqu’il s’agit de décrire, rappelons-le, la pompe du vidangeur – , multiplie les exclamations admiratives pour culminer dans l’apostrophe lyrique de la fin : « et cette odeur qui inspirait Berlioz, (…) – et ces aspirations confuses – et ce que l’on imagine à l’intérieur des pompes et des cuves, ô défaillance ! » ( P, I, 727).

On le voit, c’est un véritable dispositif de protection contre le lyrismeque Ponge a mis en place. Le lyrisme est une zone à haut risque pour qui craint à chaque instant d’être happé par l’expression convenue d’affects non moins convenus. Mais n’est-ce pas finalement l’exercice même de la parole qui constitue un danger constant lorsque l’on se propose de la pratiquer comme « le plus sûr des mutismes » (PR, I, 206), et de s’en absenter en tant que sujet ? Une « parole qui garde », cela tient de l’oxymore. L’aspiration à une telle parole témoigne surtout d’une autorisation de parole encore mal affermie : le locuteur, encore menacé de toutes parts de se voir confisquer sa parole, élabore en réaction des stratégies défensives, qui ne sont pas en totale adéquation avec son désir. De fait, une aspiration contraire s’exprime concurremment, dans les textes de cette époque, à celle de la parole qui « garde » : le sujet prétendument mis à l’écart de l’œuvre manifeste, sous des aspects variés, son désir d’y paraître.

Notes
219.

« Les Poêles », (P, I, 728).

220.

« Le Restaurant Lemeunier » (PPC, I, 36).

221.

« R.C. Seine n° » (PPC, I, 35).