2. Retour du sujet

A. Un sujet sous-tendant le projet

Prendre le parti des choses implique certes un effacement du sujet. Mais cet effacement n’a jamais signifié pour Ponge une disparition. Dès les premiers commentaires qu’il donne de son parti pris, dans « Ressources naïves », il s’en explique : si le sujet s’absente, et se détourne momentanément de lui-même pour se consacrer aux choses, ce détour prélude à une renaissance : dans la contemplation l’esprit « s’abîme d’abord aux choses », mais il y « renaît » bientôt « par la nomination de leurs qualités, telles que lorsqu’au lieu de lui ce sont elles qui les proposent » (PR, I, 197). La plongée hors de soi, dans la contemplation, permet dans un premier temps de s’arracher à l’enfermement dans un moi factice, de trouver son « bonheur » dans un champ d’expérience indépendant de la « fausse personne » (ibid, 197). Mais à terme elle est censée aider le moi à se découvrir, à se (re)construire, car les qualités découvertes dans les objets fournissent des enseignements et des modèles inédits, propices à la découverte de soi. C’est à ces enseignements que va désormais l’apostrophe lyrique, qui dans « La Promenade dans nos serres » était destinée aux mots : « ô vertus, ô modèles possibles-tout-à-coup, que je vais découvrir, où l’esprit tout nouvellement s’exerce et s’adore » (ibid., 197). L’espoir du salut s’est déplacé des mots vers les choses. L’année suivante, en 1928, Ponge résume ainsi sa position, dans un projet d’« Introduction au parti pris des choses » : « Renonçant à me modifier moi-même, ni d’ailleurs les choses, – renonçant également à me connaître moi-même, sinon en m’appliquant aux choses » (PE, II, 1033). L’auteur est passé ainsi de la conception d’un sujet à exprimer à celle d’un sujet à connaître, grâce aux qualités nouvelles proposées par les choses. Il reviendra encore sur ce thème en 1933 dans « Introduction au Galet » :

‘Je tiens à dire quant à moi (…) qu’en dehors de toutes les qualités que je possède en commun avec le rat, le lion et le filet, je prétends à celles du diamant, (…) sans préjuger de toutes les qualités dont je compte bien que la contemplation et la nomination d’objets extrêmement différents me feront prendre conscience et jouissance effective par la suite (PR, I, 202). ’

Ponge se montre très attaché à cette idée d’une re-création humaine au contact des choses. Elle constitue à ses yeux un des principaux soubassement éthiques de son projet. Sans doute est-elle même pour lui la condition nécessaire de son parti pris ; en effet elle lui permet de maintenir une position humaniste tout en se détournant apparemment de l’homme :

‘Les qualités que l’on découvre aux choses deviennent rapidement des arguments pour les sentiments de l’homme. Or nombreux sont les sentiments qui n’existent pas (socialement) faute d’arguments.
D’où je raisonne que l’on pourrait faire une révolution dans les sentiments de l’homme rien qu’en s’appliquant aux choses (…)222.’

On le voit, le propos est ici collectif : il concerne l’homme en général. Il est une réponse anticipée aux accusations auxquelles Ponge sait qu’il s’expose : choix des choses au détriment de l’humain, matérialisme, désintérêt du devenir de l’homme etc. De fait, lorsque Ponge dans les années trente, défend l’idée que prendre le parti des choses c’est aussi contribuer à re-créer l’homme, c’est bien davantage sous cet aspect humaniste et collectif – ce qui lui permet d’être en cohérence avec ses préoccupations politiques – qu’au sens d’un véritable retour du sujet dans sa singularité. Il l’affirmera encore en 1948 (donc peu après avoir quitté le parti communiste, et en réponse probablement aux critiques de ses amis communistes) dans « My creative method » :

‘N’importe quel caillou (…) me semble pouvoir donner lieu à des déclarations inédites du plus haut intérêt.(…) Ici, l’on hausse les épaules et l’on dénie tout intérêt à ces exercices, car, me dit-on, il n’y a là rien de l’homme. Et qu’y aurait-il donc ? Mais c’est de l’homme inconnu jusqu’à présent de l’homme. Une qualité, une série de qualités, un compos de qualités inédit, informulé. Voilà pourquoi c’est du plus haut intérêt. Il s’agit ici de l’homme de l’avenir. Connaissez-vous rien de plus intéressant ? Moi, ça me passionne ( M, I, 526). ’

Le sujet est donc, à travers le projet qu’il entend réaliser, bien présent dans son parti pris, terme qui implique du reste une décision parfaitement subjective. Mais il l’est sur un mode relativement abstrait. Ce n’est que plus tard que Ponge découvrira, dans la description des choses, outre une voie d’enrichissement pour l’homme, une possibilité d’assomption de sa propre singularité. Il passera d’abord, dans les années d’après-guerre, par des questionnements et des repositionnements sur ce point – j’y reviendrai plus loin. Cependant, de manière moins contrôlée, le sujet fait aussi retour thématiquement, dans la façon dont il traite les objets, dans ce que Ponge appelait en 1928 « l’accent de [s]a représentation du monde » (PE, II, 1033).

Notes
222.

Déclaration rédigée dès 1928 ( PE, II, 1033-1034).