Anthropomorphisme

Le parti que prend Ponge semble a priori exclure l’anthropomorphisme, ou du moins le désigner comme un des principaux écueils à éviter. Son objectif est que « l’esprit retourne aux choses d’une manière acceptable par les choses », acceptable au sens où « elles ne sont pas lésées, et pour ainsi dire qu’elles sont décrites de leur propre point de vue » (PR, I, 198). En 1933 il s’irrite, dans l’« Introduction au Galet », de l’anthropomorphisme qui imprègne des expressions telles que « un cœur de pierre », et quinze ans plus tard, avec la constance qui le caractérise, il réaffirmera encore plus clairement son opposition à l’annexion de la pierre par le cœur humain :

‘Jusqu’à présent les objets n’ont servi à rien qu’à l’homme, comme intermédiaire. (…) "Un cœur de pierre", cela sert pour les rapports d’homme à homme, mais il suffit de creuser un peu la pierre pour se rendre compte qu’elle est autre chose que dure (M, I, 665 ). ’

Mais en dépit de ces déclarations, il n’est un mystère pour personne que les descriptions de Ponge sont fréquemment teintées d’anthropomorphisme… Du reste il a d’emblée reconnu lui-même que cette pratique était inévitable. Lorsqu’il se donnait pour objectif de décrire les choses « de leur propre point de vue » (dans « Raisons de vivre heureux »), il ajoutait aussitôt, rappelons-le, que c’était là « un terme, ou une perfection, impossible » car « ce ne sont pas les choses qui parlent entre elles mais les hommes entre eux qui parlent des choses et l’on ne peut aucunement sortir de l’homme » (PR, I, 198). Ces différentes affirmations semblent quelque peu contradictoires. De fait le problème est complexe, et il l’est d’abord pour Ponge lui-même. Il y reviendra à plusieurs reprises dans les années quarante et cinquante, pour finir par dépasser la contradiction apparente, et par assumer pleinement – cela en la justifiant – la forte présence humaine dans ce qui semblait être un parti pris d’« objectivité ».

On constate, en attendant, que Ponge ne se cache pas, dans son travail des années trente, de doter fréquemment les objets d’une subjectivité humaine. C’est le cas en particulier des arbres, avec lesquels – on l’a vu – l’auteur entretient un lien de grande proximité affective : ainsi décrit-il les feuilles, au moment de l’automne, comme « décontenancées » et « mortifiées », même si « depuis le plus jeune âge, la résignation de leurs qualités vives et de parties de leurs corps est devenue pour les arbres un exercice familier » (PPC, I, 22). Il les dote même de parole – ou de renoncement à la parole : « Laissons tout ça jaunir et tomber. Vienne le taciturne état, le dépouillement, l’AUTOMNE » (ibid., I, 24, je souligne). La prosopopée est également utilisée pour l’escargot, qui s’interroge sur ses contradictions : « Comment se peut-il que je sois un être si sensible et si vulnérable, et à la fois si à l’abri des assauts des importuns » (ibid., I, 25). Si l’on mentionne encore, parmi des dizaines d’exemples possibles, les rochers muets à jamais « dans la stupeur et la résignation » (ibid., 52), et l’eau qui « se couche à plat ventre sur le sol » (ibid., 31), on a un aperçu du transfert par Ponge, sur les objets, de ses préoccupations les plus subjectives et les plus pressantes : la douleur du mutisme, le besoin de se mettre à l’abri de l’envahissement par autrui, la nécessité du renoncement, le choix d’une esthétique du dépouillement, la hantise de l’épanchement…