Identification

Ceci revient à dire que les objets décrits par Ponge sont souvent ceux auxquels il s’identifie, au moins par telle ou telle de leurs caractéristiques. Et c’est bien là une des manifestations les plus nettes de la présence thématique du sujet dans ces descriptions d’objets : le sujet préside au choix des objets, en vertu de ses affinités personnelles et bien souvent d’un mécanisme identificatoire. C’est particulièrement manifeste à propos de deux types d’objets, supports privilégiés de l’ identification : les arbres et les animaux à coquille. L’arbre incarne une série de qualités que le poète revendique : la résistance (c’est le thème du « parler contre »), la solitude, l’idéal d’une verticalité virile, la puissance de développement potentiel, l’apprentissage nécessaire du dépouillement etc. Quant aux animaux à coquille, pièces essentielles des premières « panoplies » de Ponge, ils offrent un modèle de protection pour une subjectivité qui se sent menacée si elle s’expose. La coquille fonctionne très efficacement – on l’a vu – comme modèle d’écriture. Il n’est du reste pas indifférent que Ponge, dans son identification aux animaux à coquille, passe des coquillages ( fin des années vingt ) aux escargots (en 1936). En effet, si l’escargot reste un être qui se protège par sa coquille (« il est précieux, où que l’on se trouve, de pouvoir rentrer chez soi et défier les importuns ») il est, contrairement au coquillage, capable d’en sortir pour se déplacer : « Sa pudeur l’oblige à se mouvoir dès qu’il montre sa nudité, qu’il livre sa forme vulnérable. Dès qu’il s’expose, il marche » (PPC, I, 25). Ceci peut se lire comme un aveu personnel de la part de Ponge : l’expression de sa subjectivité ne pourrait se faire que sous forme cinétique, dans l’avancée incessante d’une écriture qui ne doit surtout pas s’immobiliser. Telle sera bientôt en effet la forme d’écriture vers laquelle l’écrivain va se tourner, comme on le verra.

Le mouvement puissant qui porte Ponge à s’identifier aux objets solides et sa répulsion, à l’inverse, pour tout ce qui participe du liquide et de l’inconsistant ont souvent été remarqués. Outre toutes les valeurs que ces états de la matière incarnent pour l’écriture, ils renvoient aussi – en vertu d’une symbolique archétypale qui dépasse largement le cas de Ponge – à une opposition du masculin et du féminin. Or le travail ultérieur de Ponge correspondra aussi à une lente, patiente réhabilitation de certaines des valeurs du féminin, à l’origine violemment rejetées dans le cadre d’un idéal de parole dont les qualités sont uniquement viriles223.

Notons encore, parmi les motifs identificatoires prégnants, la crevette, cet animal que Ponge s’acharne à décrire « dans tous ses états » à travers de nombreuses variantes écrites entre 1926 et 1934224 : être vivant qui, à son instar, compte parmi « les plus pudiques au monde » et même « le plus farouche peut-être» (P, I, 710), objet essentiellement insaisissable, qui « se rétracte à tout contact » (ibid., 705), il offre l’image d’une subjectivité rebelle à toute captation par autrui, et emblématise la hantise propre à l’auteur, d’être chosifié par le regard d’autrui. Signalons enfin le rôle particulier dévolu à l’éponge, objet d’« anti-identification » que Ponge rejette sans doute d’autant plus vivement que son nom rappelle inopportunément le sien propre. L’éponge en effet offre l’image de la passivité et de la mollesse : elle « n’est que muscle et se remplit de vent, d’eau propre ou d’eau sale selon : cette gymnastique est ignoble » (PPC, I, 20). Elle est, par rapport à l’idéal d’une parole contrôlée et énergique, un véritable repoussoir.

Notes
223.

Ainsi dans les années trente, lorsqu’il écrit « Le Galet », Ponge fait-il de l’affrontement du solide-masculin (le roc puis le galet) et du liquide-féminin (la mer) un des principaux enjeux implicites du texte. Affrontement qui se solde, contre toute attente, par une victoire relative du galet.

224.

La Crevette dans tous ses états fera l’objet d’une édition de luxe en 1948, avant d’être intégré dans Pièces.