Création d’un univers

Si la présence du sujet se manifeste fortement dans le choix de ses « panoplies », l’ensemble formé par ces divers objets, avec leurs histoires et leurs relations, compose un univers qui, à son tour, témoigne de cette subjectivité que Ponge appelait « l’accent de [s]a représentation du monde ». Quelles sont les principales caractéristiques de cet univers singulier ?

Notons d’abord qu’il possède sa cosmogonie propre, exposée par Ponge dans « Le Galet ». Aux origines de l’univers a lieu une explosion qui met en pièces un « corps fabuleux » primitif, une sorte de Titan minéral. La pierre que l’on voit aujourd’hui « éparse et humiliée par le monde » s’est alors fragmentée en une multitude de rocs (PPC, I, 50-51). « Depuis l’explosion de leur énorme aïeul, (…) abattus sans ressort, les rochers se sont tus » (ibid. 52). Avec ce texte, rédigé très tôt (dès 1927 ou 1928), Ponge fonde son univers, aux deux sens du terme : il lui donne son soubassement (l’« ossature sacrée » d’un héros minéral disparu) et ses principes originels : la condamnation à la mort, la contingence, la fragmentation, le mutisme. Telle est la version pongienne de la chute, qu’il paraît difficile de ne pas rapporter au traumatisme de la mort du père, qui a coïncidé avec l’entrée dans le « drame de l’expression », et qui aurait été à l’origine d’une durable configuration imaginaire de la parole. La fragmentation initiale de l’« énorme aïeul » correspondrait aussi, symboliquement, à une scission de la figure paternelle en deux motifs antagonistes : d’un côté le cadavre du père (la pierre, vouée au mutisme), de l’autre la puissance paternelle sublimée et castratrice (le soleil, triomphant, tyrannique, interdisant toute parole). Il me faut mentionner ici l’interprétation de Michel Collot, pour qui l’« on voit [dans « Le Galet »] la lente agonie du Titan minéral se doubler du triomphe du soleil, qui reste seul dans l’univers à concentrer en lui la flamme de la puissance et de la gloire. » Selon cette interprétation, l’imaginaire de Ponge, à la suite de la disparition paternelle

‘s’est retrouvé partagé entre l’image minérale du Père mort, et la figure solaire d’un Père tout-puissant mais terrible, écrasant à jamais les ambitions des « héros issus de lui ». (…) Tout se passe comme si, incapable d’affronter cette image paternelle aveuglante à force d’être triomphante, Ponge avait préféré s’identifier aux « vaincus » : aux choses muettes, et au Père mort225. ’

Dans cette identification au malheur des choses, dans ces « douleurs sympathiques » (ibid., I, 48), outre le thème du mutisme domine celui de la fragmentation, de la séparation. La mise en pièces initiale du Titan minéral constitue en effet une perte définitive de l’unité, une chute sans retour dans la fragmentation et la discontinuité :

‘De ce corps une fois pour toutes ayant perdu avec la faculté de s’émouvoir celle de se refondre en une personne entière, l’histoire depuis la lente catastrophe du refroidissement ne sera plus que celle d’une perpétuelle désagrégation ( ibid., 51). ’

Pour prendre le parti des choses, il faut d’abord à l’auteur prendre pleinement son parti de la partition tragique dont elles témoignent. Partition qui va de pair avec une multiplication, une prolifération contingente, qui affecte les êtres humains comme les choses. A propos de toute forme, objet, végétal, ou être vivant, on ne peut que constater, comme Ponge le fait à propos de la crevette, « sa reproduction et dissémination par la nature à des milliers d’exemplaires à la même heure partout » (ibid, 48). L’homme n’échappe pas à cette loi et Ponge manifeste très tôt une profonde préoccupation quant à cette contingence des êtres humains, dont chacun prétend à la singularité alors qu’il est, comme la crevette, reproduit « à des milliers d’exemplaires »226. Cette préoccupation est en prise directe sur la question de la parole. En effet l’appartenance à l’espèce, et par là à cette manifestation commune à l’espèce humaine qu’est la parole, paraît à Ponge contradictoire avec toute prétention à l’expression individuelle. A l’instar de chacune des feuilles des arbres, dont la prétention à l’expression se voit contredite par leur forme toujours semblable, chaque homme est menacé de ressasser les mêmes formules que ses congénères : « malgré tous leurs efforts pour "s’exprimer", ils ne parviennent jamais qu’à répéter un million de fois la même expression, la même feuille », « à des milliers d’exemplaires la même note, le même mot » (PPC, I, 43). La hantise d’une parole qui ne soit que répétition dictée par l’espèce sera une préoccupation durable. A l’ère du parti pris des choses, elle s’exprime aussi dans « Bords de mer », où la succession des vagues métaphorise le flot des paroles. Le concert qui se donne sur le rivage reste « élémentaire », dans la mesure où

‘une seule et brève parole est confiée aux cailloux et aux coquillages, qui s’en montrent assez remués, et il expire en la proférant ; et tous ceux qui le suivent expireront aussi en proférant la pareille, parfois par temps un peu plus fort clamée (ibid., 29-30).

Si la parole, brève profération précédant de peu une mort certaine, est d’autant plus pathétique qu’elle est répercutée à l’infini par la fragmentation des choses et des êtres, cette parole fragmentaire est vouée aussi à constater la fragmentation universelle, la discontinuité du monde, comme livré à une agonie que va bientôt couronner le processus séparateur par excellence, c’est-à-dire la mort. La description pongienne insiste fréquemment sur les processus de séparation qui sont à l’œuvre dans les objets eux-mêmes227, et le travail de la mort y est omniprésent : « résignation » à l’automne, par les arbres, de leurs « qualités vives » ; cadavre du mollusque dans sa maison-tombeau ; noyade finale de la bougie ; « passion » de la cigarette qui se consume ; cageot « agencé de telle façon qu’au terme de son usage il puisse être brisé sans effort » et donc « à la voirie jeté sans retour » ; « sacrifice odorant » de l’orange ; morceau de viande qui « refroidit lentement à la nuit, à la mort » etc.

Dans ce monde de division et de prolifération contingente, la coexistence ne va pas sans difficulté ni sans lutte pour la vie. A commencer par cette entredévoration qui caractérise les espèces vivantes, la Nature manifestant en effet une « propension fâcheuse » à « assurer la subsistance de ses créatures aux dépens les unes des autres » (PR, I, 200). Mais même dans les relations entre les objets, ou entre l’homme et l’objet, l’univers de Ponge est marqué – c’est là un autre de ses traits saillants – par la violence et l’épreuve de force, dans la lignée encore des épreuves infligées à l’originel Titan, finalement « maté (…) comme par une monstrueuse camisole de force » (PPC, I, 50) : affrontement – déjà évoqué – du galet et de l’eau ; effraction violente subie par l’huître – et blessures qu’elle inflige en retour ; colonisation militaire du roc par « les patrouilles de la végétation » – en particulier la « mousse » « avec ses licteurs » (ibid., 28) ; « façon particulière » de l’orange « de parfumer l’air et de réjouir son bourreau » (ibid., 20) ; abus de pouvoir du soleil qui traite l’eau « comme un écureuil dans sa roue » (ibid., 32) ; asservissement des employés au culte de « l’analphabétisme commercial » (ibid., 35) etc. Dans le Parti pris des choses, la parole dit la violence du monde, dit l’affrontement réciproque de ses éléments. La réconciliation avec le monde semble inaccessible, de même que les rapports entre les êtres semblent bien plus proches de l’affrontement que de la concorde autour d’une parole partagée telle que la proposait l’« Esquisse d’une parabole ».

Au total force est de constater que « l’accent » propre à la « représentation du monde » selon Ponge a initialement une inflexion très sombre. C’est bien sur fond d’un désespoir métaphysique, voire d’un sentiment de l’absurdité du monde, que s’enlèveront les décisions énergiques de Ponge quant à une littérature « de jouissance, d’exaltation, de réveil », sans « rien de désespérant », « rien qui flatte le masochisme humain » (PR, I, 210). Il lui faudra assurément beaucoup d’énergie pour opérer une réconciliation avec un monde qui est d’abord, à ses yeux, marqué par la mort, et que le travail du temps ne fait que conduire plus sûrement à sa perte. Le temps, qualifié dans « Le Galet » de « dieu » aux « doigts sales » (PPC, I, 52) est essentiellement agent de détérioration. Jean Pierrot souligne que bien des objets choisis par Ponge (bougie, fruits, cageot, et par dessus-tout le morceau de viande, déjà travaillé par l’activité du pourrissement) « pourront, de ce point de vue, être considérés comme des allégories du travail délétère du temps »228. De toutes parts le monde porte témoignage de son agonie dans une douloureuse fragmentation. Il s’agit en somme, pour l’auteur du Parti pris des choses, de prendre son parti de la perte définitive d’une continuité signifiante. Pour reprendre les termes de Michel Collot, ce qui « se donne à lire dans les premiers textes de Ponge », c’est « une domination de Thanatos sur toute forme d’Eros ». Selon lui, ce qui en dernier ressort soutient toute cette vision, c’est l’identification à la figure du Père mort : « s’identifiant au Père mort, le poète cherche à survivre dans une forme parfaite, mais figée. Il se méfie en conséquence des forces de vie et de mouvement qui pourraient en perturber l’ordonnance »229. L’esthétique du dépouillement et de l’épure qu’élabore Ponge semble bien relever en effet de cette identification. Comment ne pas mettre en relation le vieux roc irrémédiablement fragmenté avec les ossements du père tels qu’ils sont présentés dans « Le Monument », c’est à dire comme un idéal esthétique, difficile mais indispensable (« De ton corps à présent voici la perfection ») ? Il faut « rouvrir les yeux sur cette transformation » et l’intérioriser, de même qu’il faut plutôt faire voir le vieux roc qu’être dupe de la végétation proliférante qui en masque les failles, végétation « par endroits si dense qu’elle dissimule entièrement l’ossature sacrée » (PPC, I, 51). L’impératif moral et esthétique sera d’arracher le tapis végétal, cette trompeuse apparence de continuité pour se confronter à la dureté essentielle du roc : « Scalper tout simplement du vieux roc austère et solide ces terrains de tissu-éponge, ces paillassons humides » (« La Mousse », PPC, I, 28-29). Là encore, l’opération oppose une donnée féminine – humide et proliférante, comme la parole telle que la conçoit Ponge à cette époque – à une donnée masculine dure, sèche, rigoureuse.

L’esthétique de Ponge, en cette ère du Parti pris des choses, est du côté de la rigueur, mais aussi de la mort. Elle traque toute tentative de « masquer » le tragique par le bavardage des paroles. Cependant ce n’est pas seulement dans ces choix thématiques que s’opère l’inscription du sujet. Il me faut voir maintenant comment, malgré la revendication d’objectivité, il se manifeste dans son discours en en assumant l’énonciation.

Notes
225.

Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, op. cit. p. 208.

226.

« Rien n’explique », écrit Ponge dans « Ad litem », « sinon une mégalomanie de création, la profusion d’individus accomplis de même type dans chaque espèce » (PR, I, 200).

227.

Le feu est opérateur de séparation, le papillon est le vestige plus ou moins inconsistant d’une « véritable explosion » subie par la chenille, le dépouillement automnal finit par être revendiqué par la Nature dans une rage destructrice et séparatrice, le lieu de travail décrit dans « R.C.Seine n°» est une centrifugeuse qui éloigne les uns des autres les employés…

228.

Jean Pierrot, Francis Ponge, José Corti, 1993, p.136.

229.

Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, op.cit., p. 202.