C. Une inscription du sujet au sein même du propos

Si Ponge avait véritablement voulu gommer le sujet dans ses textes et aboutir à la poésie la plus « impersonnelle » possible, il lui aurait été facile de mettre en œuvre dans ce but un certain nombre de procédés stylistiques propres à créer cet effet : bannir systématiquement tout pronom de première personne, placer les objets eux-mêmes en position de sujets grammaticaux des phrases, choisir le lexique le plus neutre possible et éviter absolument tous les termes modalisateurs qui témoignent de la présence du sujet parlant. Or il ne l’a pas fait, loin s’en faut. Si ce sujet, comme nous l’avons vu, choisit de se mettre relativement en retrait pour laisser le devant de la scène aux objets, il n’en imprègne pas moins – et cela ouvertement – l’ensemble du propos. En effet, les textes relèvent bien d’un discours, qui comme tout discours comporte des marques de son énonciation.

Ainsi le je, s’il reste relativement peu fréquent, n’est pas exclu des textes, où il apparaît avec une certaine régularité, comme un rappel, de loin en loin, de la présence du sujet parlant. Certains textes, comme « Notes pour un coquillage » ou « Le Galet » lui font même une très large place. Mais c’est surtout par le biais de très nombreuses modalisations que le sujet imprime sa marque. Et ceci même dans les poèmes qui paraissent les plus « objectifs ». Michel Collot a ainsi bien montré que le poème « Pluie » (PPC, I, 15), qui « réduit le phénomène atmosphérique au « fonctionnement » d’une « machinerie » et « semble au premier abord illustrer parfaitement le projet d’une description aussi neutre que possible, écartant toute composante objective » est en réalité entièrement conçu en fonction du sujet parlant. Sujet qui correspond à un regard dès le début du texte (« la pluie, dans la cour où je la regarde tomber, descend à des allures très diverses ») mais qui surtout

‘inscrit dans la description une instance d’énonciation, de modalisation, d’évaluation, par le biais de nombreux adverbes et adjectifs qui comportent un jugement d’ordre qualitatif, voire affectif : « au centre c’est un fin rideau (ou réseau) discontinu, une chute implacable mais relativement lente de gouttes probablement assez légères, une précipitation sempiternelle, sans vigueur, une fraction intense du météore pur »230. ’

Cette instance d’évaluation est présente dans tous les textes, à des degrés divers. Il n’est pas rare qu’elle prenne la forme d’un jugement pur et simple, qui s’affirme comme tel : les escargots ont un « merveilleux port de tête » , et « rien n’est beau comme [leur] façon d’avancer si lente et si sûre et si discrète » (PPC, I, 26) ; la surface du pain est elle aussi « merveilleuse » tandis que la mie est « ignoble » dans sa mollesse (ibid., 22) ; le galet se distingue par la « perfection de sa forme » (ibid., 54) ; l’eau est possédée par un « vice » (ibid., 31) etc. Tous ces jugements, éminemment subjectifs, sont parfaitement assumés : ils ne cherchent nullement à se cacher mais au contraire s’affichent. Il y a, clairement, un sujet qui attribue aux objets leur valeur, en fonction des siennes propres. Si Ponge a décidé de s’absenter relativement de ses textes, toute la complexité de cette position tient dans ce relativement, car de sa relation aux objets il ne s’absente nullement. Même s’il a revendiqué d’être auteur de « définitions », le ton de ses descriptions est très éloigné de la neutralité qu’est censé avoir un article de dictionnaire. Il est soutenu par une voix qui laisse entendre sa passion pour l’objet, qu’il s’agisse – rarement – de répulsion, ou – très souvent – d’enthousiasme. Lorsqu’il dit son admiration pour les escargots ou pour le galet, Ponge se rapproche du genre littéraire de l’éloge – ce qui l’amène, malgré ses réserves, à pratiquer un certain lyrisme.

Le sujet ne se contente pas de porter des jugements de valeur. C’est lui qui, surtout, éclaire la signification de l’objet, en sélectionnant à cet effet les traits pertinents. Les descriptions de Ponge ne cherchent jamais à présenter un compte rendu exhaustif des qualités physique de l’objet. Elles ne s’attachent qu’à celles qui sont susceptibles de guider vers une interprétation, de dessiner une fonction, et finalement de fournir une leçon. Ainsi le coquillage n’est décrit que par sa particularité d’être un « monument » secrété par l’animal lui-même, ce qui le rend propre à alimenter une méditation sur l’art. Ainsi la flore n’est abordée que sous l’angle de son immobilité forcée et donc de la faiblesse de ses moyens d’ « expression ».

Enfin le sujet qui décrit est aussi celui qui jouit des objets, en goûtant les émotions qu’ils lui procurent (admiration, apaisement, attendrissement, compassion), parfois en les goûtant au sens propre puisque il est désigné comme celui qui consomme l’orange, le pain ou l’huître, parfois encore en savourant simplement le plaisir d’en faire usage. Des textes comme « Les Plaisirs de la porte » ou « Les Poêles » décrivent bien moins la chose que le plaisir ressenti grâce à elle par l’utilisateur : « bonheur » de « pousser devant soi avec douceur ou rudesse » une porte, « bonheur d’empoigner au ventre par son nœud de porcelaine l’un de ces hauts obstacles… » puis, l’ayant ouverte, de la retenir « d’une main amicale » avant de « s’enclore » (PPC, I, 21) ; « reconnaissance » éprouvée pour « ces tours modestes de chaleur » que sont les poêles, « tandis qu’eux rougissent de la satisfaction qu’ils nous donnent… » (P, I, 728)

Le plaisir : c’est peut-être là ce qui caractérise essentiellement la présence du sujet dans ces descriptions. Ce plaisir d’écrire que Ponge a mis si longtemps à trouver et qu’il ne lâchera plus, l’associant définitivement au plaisir de décrire. Lui qui a vécu pendant des années l’écriture comme une tragédie ne cessera jamais de s’émerveiller d’y avoir découvert le plaisir, un plaisir que progressivement il en viendra à revendiquer comme un critère essentiel. Depuis la première déclaration, en 1927, selon laquelle c’est désormais « aux objets, aux choses du temps qu’il rapporte son bonheur » (PR, I, 197), il revient régulièrement à cette notion d’euphorie de la description, pour l’affirmer avec de plus en plus d’assurance. En 1928 il qualifie d’ « absolument charmante » et d’ « irrésistible pour son esprit » la tentation de s’attacher aux « choses les plus particulières », concluant par la formule « j’y trouve tout mon bonheur » (PR, I, 170-171). La même année, dans « Raisons de vivre heureux », il met au premier rang de ces « raisons » la possibilité de provoquer, par l’écriture, « le retour de la joie » qu’avait procurée la contemplation des choses. C’est encore le plaisir qu’il désigne comme premier objectif de son travail dans « Préface aux Sapates », en 1935 : « Ce qui m’importe, c’est de saisir presque chaque soir un nouvel objet, d’en tirer à la fois une jouissance et une leçon » (PR, I, 168). Cette prégnance du plaisir dans les textes de Ponge tire sa poésie vers l’accord avec le monde, et donc vers la pratique – malgré toutes les réserves signalées plus haut – d’un certain lyrisme, ce « lyrisme spécifique » qu’évoque Jean-Marie Gleize, « dont on voit bien », ajoute-t-il, qu’il ne peut pas ne pas faire retour dans une poésie qui par ailleurs se veut tout autant une poésie du désir, du plaisir, de la jouissance, qu’une poésie de la connaissance »231.

Mais un plaisir qui est dit, c’est nécessairement aussi un plaisir qui cherche à se partager avec autrui : telle est l’une des formes que prend pour Ponge, dès les premiers textes du Parti pris, le désir de communication avec le lecteur.

Notes
230.

M. Collot, Francis Ponge entre mots et choses, op. cit.., p. 190.

231.

J.M. Gleize, Lectures de « Pièces » de Francis Ponge, op. cit., p. 55.