3. Vers un discours adressé ?

L’adresse directe au lecteur est très rare à « l’ère du parti pris des choses ». On a vu, au chapitre précédent, que la relation je-tu, constitutive de la situation d’énonciation, y était quasiment absente. Pourtant je voudrais montrer que le désir de cette relation est, lui, bien présent au cœur du projet, même s’il n’a pas encore les moyens de sa pleine réalisation. Et d’abord il faut rappeler que l’adresse au lecteur, avant de s’éclipser durablement, a été la caractéristique du tout premier texte « de parti pris », « La Robe des choses ». Usant presque exclusivement de verbes à l’impératif, ce texte énonce un art poétique dans les termes d’une invitation faite au lecteur. Pourtant, face à l’omniprésence du vous, l’absence de tout je y est d’autant plus remarquable. Comme si l’un excluait l’autre. Comme si l’articulation du je au vous restait chose très difficile. De fait, elle ne s’installera qu’au terme d’un long travail.

Cette articulation suppose d’abord un sujet qui se pose en instance de communication, et l’on a vu que ce sujet était bien présent, dès les textes du Parti pris des choses. Non pas au sens du sujet qui exprime – ou refuse d’exprimer – sa subjectivité, mais du sujet en acte : l’instance énonciative qui produit le texte et se désigne comme telle ; l’auteur qui commente sa pratique, expliquant au lecteur ce qu’il cherche à faire, guidant donc ce lecteur dans la compréhension du texte ; en somme un sujet qui propose quelque chose à un autre sujet, un sujet pour un autre sujet. Le je ainsi compris non seulement n’est pas évincé ni caché par Ponge mais est mis en pleine lumière dans certains textes où il est autant question de la difficulté du sujet à parler de l’objet que de cet objet lui-même.C’est aux problèmes de ce je-là, qui le préserve du je enfermé dans ses affects, que Ponge consacre désormais toute son attention. C’est pourquoi on le voit mettre en scène ce sujet dès le début de son parcours, s’acharner à établir sa position dans trois textes écrits entre 1926 et 1928 : « La Crevette », « Le Galet », « Notes pour un coquillage ». Il est remarquable que ces trois textes soient aussi des exceptions aux principes esthétiques de brièveté et de clôture présidant à l’ensemble :alors que la majorité des textes du Parti pris des choses tiennent en moins d’une page, ceux-ci sont longs, voire très longs (9 pages et demie pour « Le Galet ») et prennent leurs distances par rapport à l’idéal d’une perfection close. Le Parti pris des choses constitue ainsi, on l’a déjà rappelé, un ensemble beaucoup moins homogène qu’on le considère généralement. A côté des petits textes emblématiques d’une « infaillibilité un peu courte »232 coexistent des textes fort diserts qui relèvent d’une autre rhétorique. Mais en cela ils menacent les idéaux esthétiques que Ponge s’est donnés à cette période, et ils ne sont du reste pas appréciés par Paulhan : c’est pourquoi ils seront mis en sourdine, après l’accès des années 1926-28. Cependant ils ne disparaîtront pas et, qui plus est, le je en acte qui s’y manifestait surgira sporadiquement au sein même des textes plus courts et plus denses. Je voudrais donc, en suivant au plus près la chronologie de rédaction des textes, retracer les étapes par lesquelles ce je marque progressivement son territoire, tout en cherchant son tu.

Notes
232.

Expression de Paulhan, reprise par Ponge dans la Préface des Proêmes (PR, I, 165).