A. « La Crevette »

De 1926 à 1934 Ponge travaille sur le motif de « La Crevette », ce qui aboutira à la publication en 1948 de La Crevette dans tous ses états, ensemble de cinq variations sur le même thème. Or le texte que Ponge choisira de publier dans Le Parti pris des choses, l’un des premiers dans l’ordre de la rédaction ( 1926-1928), n’est pas celui qui décrit le plus expressivement la crevette, loin s’en faut : il y est surtout question de la difficulté éprouvée par le sujet à contempler la crevette et à la décrire. Dès la troisième ligne, l’animal est défini comme « farouche gibier de contemplation » (PPC, I, 46). La crevette est un piège pour celui qui veut la contempler et la décrire. Le texte développe ainsi toute une déontologie du contemplateur de crevette : il doit résister au « doute » devant cet animal que sa « diaphénéité » et ses « bonds vifs » empêchent de saisir sous le regard, renoncer à la tentation de se rabattre sur la description de crustacés similaires et plus consistants car ce serait une « lâche illusion » (ibid., 47), maintenir envers et contre tout le « désir de perception nette » (ibid., 48) etc. Ce qui sera donné dans ce texte comme le caractère essentiel de la crevette c’est la difficulté même qu’il y a à la décrire.

Il s’agit donc d’un discours métapoétique, dans lequel un sujet écrivant commente sa tentative, définit les difficultés et les pièges qu’elle comporte, rappelle les principes auxquels il entend malgré tout se tenir. Un sujet qui renvoie à la fois à celui qui observe (à son expérience du monde), et à celui qui écrit (à son expérience de l’écriture). Et pour la première fois – au sein d’un texte descriptif, s’entend – ce sujet dit « je » : certes ce je tarde à venir, restant dissimulé pendant deux paragraphes derrière de prudentes tournures impersonnelles, mais il s’affiche pleinement au troisième paragraphe, en se référant au temps de l’écriture elle-même : « les taches dont je parlais tout à l’heure » (ibid., 47, je souligne). Autre fait remarquable : le glissement qui s’opère ensuite du je au nous, avec au paragraphe suivant cette phrase : « il ne faut pas pourtant que cette utilisation nous épargne les douleurs sympathiques que la constatation de la vie provoque irrésistiblement en nous » (ibid., 48). Ce « nous » associe au « je » tous les êtres humains, dans une même sympathie à l’endroit des êtres vivants. Une distribution semble donc s’opérer entre un je, qui désigne celui qui écrit, et un nous qui englobe dans une même expérience du monde et de la vie le je et les autres hommes. Mais la dernière phrase du texte opère un autre subtil déplacement : revenant sur la difficulté de l’entreprise descriptive qui s’achève, Ponge écrit : « L’art de vivre d’abord y devait trouver son compte : il nous fallait relever ce défi » (ibid., 48, je souligne). Avec ce « nous » il en vient à associer insensiblement le lecteur au je qui écrit, établissant ainsi avec ce lecteur les liens d’une complicité qui repose – on le remarque – sur le partage d’un « art de vivre » autant que d’un art d’écrire.

Cependant la complicité avait été établie, grâce à un autre ressort, dès le premier paragraphe du texte. Car dans « La Crevette » Ponge emploie pour la première fois un procédé promis à un riche avenir : indiquer au lecteur – au lecteur attentif – la clé qui lui permettra d’entrer dans le texte. En signalant d’emblée que la crevette est un animal « qu’il importe sans doute moins de nommer d’abord que d’évoquer avec précaution, de laisser s’engager de son mouvement propre dans le conduit des circonlocutions » (ibid., 46-47, je souligne), l’auteur confie en quelque sorte à son lecteur le mode d’emploi du texte, en lui faisant comprendre que tout ce qui est dit de l’objet s’applique aussi à l’élaboration du texte lui-même.

« La Crevette » recouvre ainsi des enjeux essentiels. Ce « défi » qu’il « fallait relever », c’est peut-être d’abord celui d’une description qui donne la première place non pas à l’objet mais au sujet en train de décrire cet objet, sujet qui donne le mode d’emploi du texte à son lecteur, l’associant à son travail par ce biais ainsi que par le jeu du « nous ». On ne s’étonnera pas que ce motif de la crevette ait donné lieu, avec « La Crevette dans tous ses états », à une prolifération de textes, véritable « rage de l’expression » avant l’heure.