B. « Le Galet »

La rédaction du « Galet » s’étend sur 1927 et 1928 ; il appartient donc lui aussi à la toute première période descriptive de Ponge. Contemporain de « L’Huître », il en est aussi opposé formellement qu’il en est voisin thématiquement. Ce texte très long, loin de cerner l’objet se livre en effet, à partir de lui, à des détours considérables, à la fois dans le temps (on remonte jusqu’aux origines de la terre ) et dans l’espace (on considère toute la surface du globe terrestre). On est très loin de l’esthétique de la clôture, d’autant plus que le texte est – à l’image de la pierre condamnée à la fragmentation – ouvertement morcelé, en neuf parties, chacune étant séparée de la précédente par un blanc et une astérisque. Ce signe typographique est ici utilisé pour la première fois mais Ponge en fera grand usage par la suite chaque fois qu’il voudra signaler qu’il met en œuvre une poétique de l’inachevé et du tâtonnement. C’est en effet de cette approche-là que relève déjà « Le Galet », texte qui multiplie les approches et n’en vient à la description du galet proprement dit qu’au sixième fragment. Mais ce qui confère l’unité à ce long texte éclaté est la référence constante au sujet qui est en train de l’écrire. L’auto-référence et l’emploi du je, bien plus affirmés ici que dans « La Crevette », balisent le texte : « [l’élément] dont je traite ici », « je décrirai donc quelques-unes des formes… » (PPC, I, 51), « je noterai enfin… », « si maintenant je veux avec plus d’attention examiner… » (ibid., 53-54), et, pour terminer, « je n’en dirai pas plus car cette idée d’une disparition de signes me donne à réfléchir sur les défauts d’un style qui appuie trop sur les mots » (ibid., 56).

La relation au lecteur connaît également, avec « Le Galet », une étape importante : pour la première fois le discours est ouvertement présenté comme adressé à un lecteur, et il anticipe sur cette lecture, cela dès le premier paragraphe, avec cette phrase : « Qu’on ne me reproche pas en cette matière de remonter plus loin même que le déluge » (ibid. , 50, je souligne). Quelques lignes plus loin, Ponge, renonce au flou du « on » et en appelle nommément au lecteur : « Que le lecteur ici ne passe pas trop vite » (ibid., 50). Et le texte se termine, ainsi qu’il avait commencé, par l’évocation de possibles réactions de lecteurs : « un homme d’esprit ne pourra que sourire, mais sans doute il sera touché quand mes critiques diront : "Ayant entrepris d’écrire une description de la pierre, il s’empêtra" » (ibid., 56). Ces différents appels au lecteur méritent commentaire, car ils mettent en place un dispositif complexe dans lequel le lecteur participe à la fois du censeur et du complice233. Le lecteur est l’instance d’où peuvent provenir les reproches, les critiques et les mauvaises approches du texte (il « passe trop vite »). Mais la méthode qui consiste à désamorcer par avance ses critiques témoigne inversement d’une complicité établie avec lui, et cela d’autant plus qu’elle joue d’une connivence culturelle, le lecteur étant supposé capable de saisir les clins d’œil que constituent la référence biblique au déluge et la référence lexicale à l’étymologie latine du mot « pierre » dans « il s’empêtra ». Ce lecteur a en outre été associé à l’auteur plusieurs fois dans le cours du texte par l’emploi du nous. Comme dans « La Crevette » ce « nous » est susceptible de recouvrir des réalités différentes : d’une part c’est le nous très général des êtres qui partagent la même condition humaine, avec ses limites temporelles et intellectuelles qui expliquent qu’ils conçoivent tous à tort la pierre comme un symbole d’immobilité : « La grande roue de la pierre nous paraît pratiquement immobile, et, même théoriquement, nous ne pouvons concevoir qu’une partie de la phase de sa très lente désagrégation » (ibid., 53, je souligne). D’autre part le « nous » peut désigner aussi l’ensemble formé par l’auteur du texte et par les lecteurs qui partagent son intérêt pour le galet et donc pour le texte qui s’écrit à son propos : « l’objet qui nous occupe » dit Ponge en parlant du galet, traitant ainsi le lecteur comme un véritable partenaire234.

Notes
233.

L’hésitation entre ces deux figures caractérisera encore certains textes des années quarante et cinquante.

234.

On pourrait objecter que ce « nous » est une simple version modeste du je : j’en doute, étant donné que Ponge sait très bien, dans ce texte, utiliser le je lorsqu’il le souhaite – ce qu’il fait à de nombreuses reprises.