D. Work in progress

D’autres procédés se trouveront renforcés à partir de 1936, date à laquelle on peut voir, avec « Escargots », le début d’une deuxième « poussée communicationnelle », dans des textes diserts et ouverts. Les clins d’œil en direction du lecteur, la connivence amusée, vont se faire plus présents, dans une sorte de hardiesse nouvelle : si « Le Galet » par exemple restait, avec le jeu de mots sur « s’empêtra », dans l’ordre du mot d’esprit fort respectable, dans « Escargots » l’évocation du sillage argenté qui souligne l’existence de ces petits animaux mais aussi les désigne aux prédateurs amène à une conclusion nettement plus décontractée (« voilà le hic, la question, être ou ne pas être (des vaniteux), le danger ») qui suppose une connivence étroite entre auteur et lecteur (PPC, I, 26). Dans « Escargots », Ponge assume une position inédite : tout au long du texte il maintient un ton amusé, très éloigné du sarcasme qu’il a par ailleurs pratiqué, car la sympathie envers les escargots est constamment affirmée. Et cependant le panégyrique auquel elle conduit ne se cache pas d’être hyperbolique dans le but de faire sourire, depuis le « merveilleux port de tête » des escargots, ou « le glissement parfait dont ils honorent la terre » à la façon d’ « un long navire, au sillage argenté », jusqu’à la qualification de « héros » et même de « saints » dont ils sont pour finir gratifiés (ibid., 26-27). L’humour du texte repose sur la connivence supposée d’un lecteur sensible aux registres de ton et donc capable de s’amuser du contraste entre le ton « élevé » du texte et le caractère humble de son objet. Avec « Escargots » la dimension ludique s’affirme avec une force nouvelle, en se départant de cette crispation toujours plus ou moins sensible jusque-là dans l’écriture de Ponge. C’est un texte joyeux, qui manifeste une certaine levée des censures. Ainsi Ponge n’hésite-t-il pas à assumer sa part d’identification à son objet, en passant brusquement du ils au je : « Ils bavent d’orgueil de cette faculté, de cette commodité. Comment se peut-il que je sois un être si sensible et si vulnérable ? » (ibid., 25)

« Escargots » est un texte long, disert, à la structure relativement lâche. Le texte avance dans le plaisir, en prenant son temps, comme l’escargot, cet animal qui, à la différence des animaux à coquille jusqu’alors décrits par Ponge, n’est pas enfermé dans sa coquille mais s’avance avec bonheur sur le sol. Bien qu’il ne s’intitule pas « Notes pour un escargot », il s’agit de notes plus que d’un texte achevé, et Ponge assume ce fait de manière encore bien plus nette que dans aucun texte précédent. En effet il mentionne entre parenthèses, comme une notation hors-texte, des développements à reprendre ultérieurement : « (Il y a autre chose à dire des escargots. D’abord leur propre humidité. Leur sang froid. Leur extensibilité ») (ibid., 25), et il utilise à deux reprises la syntaxe simplifiée caractéristique des notes (« A remarquer d’ailleurs que… », « A noter d’ailleurs que… »). A la façon de l’escargot qui laisse derrière lui un sillage argenté au fur et à mesure de son avancée, Ponge laisse voir son travail d’approche en direction de l’escargot, y compris sous la forme de notations non rédigées. La trace qu’il laisse témoigne, comme pour l’escargot, de son avancée. Dix ans après les premières parutions en revue de l’œuvre que Joyce appelle « Work in progress », Ponge revendique à son tour cette esthétique. Il me semble qu’à ce titre – ainsi qu’à celui du plaisir d’écrire, mais l’un et l’autre sont interdépendants – « Escargots » est une étape importante. Est-ce pour cette raison que Ponge l’a fait suivre de la mention « Paris, 21 mars 1936 » alors qu’il n’a daté aucun autre texte du Parti pris des choses ?

Quoi qu’il en soit, deux autres textes vont, avant la fin des années trente, confirmer l’attirance de Ponge pour la forme work in progress : « Faune et flore » (écrit en 1936-37) et « De l’eau » (en 1937-39). Ces deux textes reprennent respectivement deux notions qui étaient déjà présentes dans « Escargots » : le repentir (impossible) et la trace. Tous deux révèlent la prédilection nouvelle de Ponge pour la répétition, la redite avec variations, – pratiques qui étaient déjà présentes, mais dans une moindre mesure, dans « Escargots ».

Dans « Faune et flore » la fragmentation du texte est plus marquée qu’elle ne l’a jamais été : le texte prolifère en une multitude d’aperçus (comme l’arbre produisant ses feuilles) et d’un fragment à l’autre on voit reparaître des formulations très proches – esthétique de la répétition, conforme là aussi à la nature de l’arbre, qui produit « un million de fois la même expression, la même feuille » (PPC, I, 43). Le texte se développe en revenant sur lui-même, comme une spirale : « ils ne peuvent attirer l’attention que par leurs poses » (fragment 1) ; « ils ne s’expriment que par leurs poses », « ils n’ont à leur disposition pour attirer l’attention sur eux que leurs poses » (fragment 2) ; « leur pose s’est encore précisée » (fragment 3) ; « leurs poses, ou « tableaux-vivants » (fragment 8)237. Comme dans « Escargots », le choix de montrer le cheminement du travail d’écriture est dicté par le mode d’expression propre à l’objet : l’escargot laissait voir son sillage, comme « tous ceux qui s’expriment d’une façon entièrement subjective sans repentir, et par traces seulement » (ibid., 27) ; les végétaux, eux, laissent voir chacune de leurs tentatives d’expression, chacune des milliers de feuilles qu’ils ont successivement formée : « L’expression des végétaux est écrite, une fois pour toutes. Pas moyen d’y revenir, repentirs impossibles : pour se corriger il faut ajouter. Corriger un texte écrit et paru, par des appendices, et ainsi de suite » (ibid., 45). Le choix répété du mot « repentir », qui passe de « Escargots » à « Faune et flore » n’est pas indifférent. Dans l’un et l’autre texte, le repentir – au sens pictural mais aussi au sens religieux – est déclaré impossible : une telle mise « hors champ » ne peut qu’être libératrice pour un auteur dont les scrupules protestants sont bien connus et qui est porté à avoir honte de tout ce qu’il exprime. Déclarer qu’on se corrigera en ajoutant, sans effacer, c’est aussi déclarer qu’on assumera entièrement ce que l’on est et qu’on ne reniera aucune des étapes par lesquelles on est passé. Qu’on prendra quelque distance avec un surmoi trop féroce. Qu’à la façon des arbres qui « se déploient entièrement, honnêtement, sans restriction », on n’aura « rien de caché » (ibid, 43, je souligne).

Dans le même ordre d’idées, c’est la notion de trace, présente dans « Escargots » qui se trouve reprise et amplifiée dans « De l’eau ». De même que de leur « bave » les escargots « imposent la marque à tout ce qu’ils touchent », et que cette bave « constitue leur trace » (ibid., 26-27), l’eau imprime en effet sur toute chose des marques humides, laisse aux mains, en particulier, « des traces, des taches relativement longues à sécher ou qu’il faut essuyer » (ibid., 32). Après vingt ans de répulsion pour tout ce qui est liquide, voilà donc que Ponge accepte de s’approcher de l’objet redoutable entre tous, de celui qui menace le plus dangereusement ses idéaux formels. Acte hautement libérateur, ou peut-être surtout témoignage d’une liberté nouvelle. Certes Ponge continue à vilipender le caractère informe de l’eau, mais il accepte d’y consacrer un texte qui sera nécessairement contaminé, en vertu de l’homologie texte-objet, par ce caractère informe. L’eau, qui « refuse toute forme » et ne sait faire que des « taches » va laisser ses traces dans son écriture et ces traces formeront tout de même un texte : « Elle [l’eau] m’échappe, échappe à toute définition, mais laisse dans mon esprit et sur ce papier des traces, des taches informes » (ibid., 32). L’eau n’est plus si menaçante pour l’écriture si celle-ci assume de n’être parfois aussi que « trace ».

Notes
237.

PPC, p. 42, 43, 45.