E. Je, tu et le partage d’un plaisir

Une écriture qui peut se concevoir comme « trace » et qui congédie le recours au « repentir », c’est une écriture qui s’autorise à assumer ses errements et à les montrer au lecteur. C’est dans un seul et même mouvement que naissent à la fois la possibilité d’une libération par rapport à des idéaux formels excessivement rigides, et celle d’une confiance nouvelle faite au lecteur. Ponge, qui a pourtant choisi avec le « parti pris des choses », de renoncer à s’exprimer, découvre en mettant en oeuvre ce parti pris un autre mode d’existence du je, un je qui prend ouvertement en charge l’avancée du texte et, au titre d’instance d’énonciation et de communication instaure une possibilité de relation avec l’autre instance symétrique, celle de son destinataire. Et ce je-là révèle des possibilités nouvelles de liberté et de plaisir. Liberté de considérer la recherche comme une joie, indépendamment de son résultat, et d’imaginer qu’elle puisse être considérée de la même façon par le lecteur. Plaisir de fournir au lecteur des clés d’accès au texte qui lui permettront de mieux le goûter. Je voudrais, pour conclure sur cette notion de plaisir, me référer à un texte dont je n’ai pas encore parlé : « Les Trois Boutiques » (1933-36).

L’articulation du je au vous, qui reste rare dans les textes descriptifs de cette époque, apparaît une première fois, on l’a évoqué, dans « Notes pour un coquillage » ; son unique autre occurrence se trouve, précisément, dans « Les Trois Boutiques ». Or le contexte rend cette occurrence particulièrement significative, puisqu’il y est question de partage : la contemplation du bois et du charbon » écrit Ponge au dernier paragraphe du texte,

‘est une source de joies aussi faciles que sobres et sûres, que je serais content de faire partager. Sans doute y faudrait-il plusieurs pages quand je ne dispose ici que de la moitié d’une. C’est pourquoi je me borne à vous proposer ce sujet de méditations (PPC, I, 41, je souligne). ’

Des enjeux essentiels se disent là, dans ces quelques phrases qui mentionnent explicitement un désir de partage, et associent ce partage à la joie. Il faut relever aussi le choix du verbe « proposer » pour définir l’action accomplie par le je dans sa relation au vous. Proposer signifie au sens propre « poser devant », donc « montrer », avant de désigner l’action de soumettre un projet à quelqu’un dont on attend qu’il y prenne part. Aucun verbe ne pouvait mieux faire comprendre, à lui seul, le sens de l’entreprise de Ponge : en faisant voir un objet au lecteur, lui faire comprendre en même temps que cet objet est le point de départ d’une expérience humaine profonde, et l’inviter à lire le texte descriptif dans ce sens pour partager cette expérience et la prolonger à sa façon ; en somme il s’agit, en convoquant un objet, de convoquer le lecteur. Le verbe « proposer » fait écho ici à son emploi, trois ans plus tôt, dans « Introduction au Galet », texte dans lequel Ponge s’explique longuement sur son entreprise et déclare :

‘Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouies (PR, I, 203). ’

Ce qui permet de proposer « l’ouverture de trappes intérieures » c’est le fait de d’abord poser devant le regard, grâce à l’action subversive de l’écriture, des choses jusque là non « mises au jour ». La médiation par l’objet extérieur permet un retour vers l’intériorité ; la surface de l’objet rendu visible est gage de profondeur. Mais ceci seulement – c’est le point essentiel – pour qui désire s’engager dans ces voies et consent à considérer lui aussi les objets avec une attention passionnée. C’est une forme de contrat de lecture que Ponge soumet à son lecteur, pour approbation. Car « proposer » est très différent d’« imposer ». Certains auteurs peuvent être stimulés par l’idée de violenter leur lecteur ; Ponge, lui, demande implicitement un lecteur qui adhère à son projet et accepte d’y participer. Car seul un tel lecteur peut donner sens à son projet.

Et c’est ici qu’il me faut évoquer la réalité à laquelle Ponge doit faire face pendant toutes ces années trente, et même jusqu’en 1942 : il n’a pas de lecteurs, est quasiment inconnu du public ; il écrit, comme il le dira plus tard, « dans le désert »238. La parole qui le « garde » le maintient aussi à distance de ses destinataires.

Notes
238.

« Tentative orale » (M, I, 655).