Les censures de Paulhan

Ponge se montre très désireux de publier ses textes dans la N.R.F. et sollicite régulièrement Paulhan dans ce but, mais il se heurte souvent à des résistances. En 1932, il manifeste explicitement à Paulhan son désir de collaborer régulièrement à la revue : « Est-il nécessaire que je te dise que mon ambition est de devenir un collaborateur régulier de la N.R.F., c’est-à-dire d’écrire souvent des choses assez bien pour que tu puisses les imprimer » (Corr. I, 142, p. 150). On sait pourtant qu’en guise de collaboration régulière, il publiera deux poèmes en dix ans dans la N.R.F.. En 1935, après la publication du « Cageot » dans le n° 1 de la revue Mesures (où Paulhan joue un rôle influent au sein du comité de rédaction), Ponge a bon espoir de devenir un des auteurs de la revue, suggérant à Paulhan d’y donner « à part les cinq ou six grands noms indispensables », « Jouhandeau, Michaux, Paulhan, Groethuysen, Ponge, Eluard (si possible), Dabit et Daumal » (Corr. I, 182, p. 184), mais la revue ne publiera de lui que les « Sapates », en 1936.

Ce qui explique la rareté de ces publications, c’est que nombre de textes sont refusés par Paulhan, qui formule des critiques, parfois sévères, à leur sujet. Il refuse ainsi, en 1928, le texte, encore appelé provisoirement « sorte de psaume rhétorique », qui deviendra « Strophe » : « Je n’aime pas "sorte de psaume rhétorique". Pourquoi ce ton provocant, cette façon de te dresser sur tes pieds ? » (Corr. I, 104, p. 102). En janvier 1933, il refuse également « Bords de mer » : « Il me semble que cette nouvelle mer a quelque chose de grand et d’embrouillé à la fois, que la ligne ne s’en dégage pas, et qu’enfin je ne l’aime entièrement que dans un détail, une petite pierre » (ibid., 149, p. 155). Paulhan critique de même « La Cigarette » et « L’Orange », que Ponge lui envoie en 1935, accompagnés d’une sollicitation pressante : « une série de publications m’aiderait peut-être à sortir des Messageries (…). Il y a là-dedans un genre de choses (…) que je suis seul à dire, et sincèrement (…) je ne vois pas ça trop mal dans la N.R.F. ou Mesures » (ibid., 188, p. 190). Mais c’est en 1936 que Paulhan formule sa critique la plus sévère, celle qui vise le fond même du projet du Parti pris, et que Ponge n’a pas fini de méditer. A propos de la récente inscription de Ponge au Parti communiste, il lui écrit : « Je me disais : "(…) il y gagnera de s’oublier un peu lui-même, de devenir un peu plus humain : même ses textes y deviendront plus émouvants, y perdront cette infaillibilité un peu courte, etc." Bon. Eh bien pas du tout » (ibid., 209, p. 208, je souligne).

Pour certains textes, curieusement, le processus de publication reste en suspens alors qu’il a fait l’objet d’un accord. Le problème survient dès 1928, où la publication de quatre poèmes (« Le Jeune Arbre », « La Fenêtre », « Le Tronc d’arbre » et « Strophe ») est décidée, et l’envoi des épreuves annoncé (ibid., 98, p. 95). Mais cette publication, sans cesse reportée, n’aura finalement jamais lieu242. C’est le cas également pour « R.C. Seine n°», accepté en 1934 (ibid., 179, p. 180), et pour une nouvelle « Crevette », envoyée en mai 1935, que Paulhan déclare « très belle » (ibid., 187, p. 189) : l’un et l’autre texte devront attendre 1942 pour être publiés dans Le Parti pris des choses. Plus surprenant encore, certains textes restent en attente de publication alors que c’est Paulhan lui-même qui les a réclamés. Ainsi de « La Crevette » que Paulhan attend « fermement » (ibid., 148, p.155) et des « Trois Boutiques », texte commandé par lui, et dont l’annonce de l’envoi des épreuves (ibid., 173, p. 176) restera sans suite. Il faut enfin mentionner, dans la même ligne, le report continuel de la publication du Parti pris : à partir de 1938, il y a accord de principe sur la publication du livre mais de retards en réserves, la publication, sans cesse différée, n’a toujours pas eu lieu au moment où commence la guerre.

Il semble donc que Paulhan joue un rôle assez ambigu dans la manière dont il parraine Ponge. A ce sujet, Jean-Marie Gleize écrit :

‘Disons-le franchement : Paulhan semble aider Ponge à ne pas publier. Quand l’écrivain commence à ressentir vivement le besoin de le faire. Drôle de jeu. Et qui se poursuivra en des termes assez analogues lorsqu’il s’agira de penser à un livre. C’est le jeu du chat et de la souris243. ’

Cependant, on peut s’étonner aussi que Ponge ne tente pas de publier ailleurs ses textes. Certes il ne peut guère se tourner du côté des surréalistes, dont il s’est détourné. Certes Paulhan est « la seule personne faisant lien entre lui et l’institution ou les "milieux" littéraires »244. Cependant on peut penser que dans l’obstination de Ponge à être publié par Paulhan, et par lui seul, s’exprime une fixation sur la personne de Paulhan comme sur le seul lecteur possible, dût-il être aussi censeur.

Notes
242.

Seul « Le Tronc d’arbre » sera enfin, en 1933, publié dans la N.R.F.

243.

J.M. Gleize, Francis Ponge, op. cit., p. 97.

244.

Ibid., p. 96.