C. Un obstacle interne : la fixation sur le lecteur Paulhan

L’auteur face au mentor qu’il s’est choisi

On sait que dès 1923 Ponge a assigné à Paulhan un rôle de mentor. Rôle que celui-ci, au début du moins, tente de récuser : « Promettez-moi de ne plus me demander de conseils. J’aimerais écrire ce que vous écrivez, voilà » (Corr. I, 12, p. 18). Ponge n’en persistera pas moins, et en 1925 c’est explicitement qu’il déclarera à Paulhan son désir de le voir jouer ce rôle. Il n’est pas indifférent qu’il le fasse alors par l’intermédiaire de la langue latine, – la langue du modèle héroïque paternel, la langue de l’origine nîmoise, donc romaine, commune. Citant Horace, il écrit à Paulhan : « Fies Aristarcus/…nec dices : « Cur ergo amicum/ Offendam in nugis ? » (ibid., 43, p. 46), c’est-à-dire « Tu deviendras mon Aristarque » (mon mentor) « et tu ne diras pas : "A quoi bon heurter un ami pour des bagatelles ? " ». En clair, Ponge demande à Paulhan de se montrer extrêmement exigeant envers lui, et de ne lui épargner aucune critique… Il fait de Paulhan une incarnation, projetée à l’extérieur, de son propre surmoi (lié, comme tout surmoi, à l’autorité paternelle). C’est pourquoi chaque tentative d’émancipation à l’égard de son mentor revêtira plus tard pour lui un tel enjeu : c’est de ses propres scrupules, de ses propres censures qu’il s’agira alors pour lui, à chaque fois, de se libérer.

En attendant, dans les années trente, il sollicite régulièrement les conseils de son aîné245 et, conformément aux termes de sa demande initiale, il accepte toutes ses critiques, avec une soumission qui ne laisse pas d’étonner : « D’accord vraiment sur toutes tes critiques. Je ne dis pas que je n’écrirai plus : seulement, comme avant, lorsque tu avais des raisons de m’aimer, – que j’écrirai moins » lui déclare-t-il en juillet 1933 (ibid., 152, p. 159). Et en 1938, après un avis défavorable sur « L’Oiseau » :« Sans doute as-tu raison pour l’Oiseau. Ce n’est pas une bien grande chose (…). Il faudrait que tu me parles aussi franchement de l’ensemble de mes cahiers que tu viens de le faire de l’oiseau. Ça me rendrait service » (ibid., 225, p. 225). Il va même jusqu’à trouver une justification, lors de la parution de « Végétation », à ce qui n’est en fait qu’une simple coquille du typographe : « Tu as merveilleusement mis en valeur mon texte ; toutes les corrections que tu as acceptées ou refusées l’ont été pour le mieux. Ramollie qui s’est substitué finalement à ramoitie , c’est pour le mieux aussi » (ibid., 142, p. 149). En 1939, au moment où se décidera la composition du futur Parti pris, Ponge acceptera sans discussion de retirer du recueil toutes les pièces que Paulhan rejette246, notamment « Le Jeune Arbre » qui est pourtant pour lui une pièce capitale.

Notes
245.

« Conseille-moi, du titre et de la ponctuation, si tu juges que ce morceau vaut encore un peu de peine » (Corr. I, 88, p.86) ; « Je crois que tu peux beaucoup m’aider et je te le demande » (ibid., 156, p.162).

246.

« Je voudrais bien que tu renonces à : A la gloire d’un ami, L’Antichambre, Le Jeune Arbre, Flot, Fargue, Le chien, qui sont d’un ton (il me semble) trop autre pour ne pas agacer inutilement ton lecteur » (ibid., 229, p. 230-231).