L’auteur face à son destinataire unique

Il semble bien que Ponge ait placé Paulhan dans la position de destinataire unique, de lecteur des lecteurs. En cette période où il n’a pas encore trouvé son public et où il n’a pas encore les moyens de mettre en œuvre dans ses textes une véritable relation à son lecteur, c’est Paulhan, et lui seul, qui en tient lieu. C’est ce destinataire qui lui offre un appui, un étai. C’est en s’adossant à son autorité qu’il peut « tenir debout ». Il lui adresse en effet, en 1932, après la parution de « Végétation » dans la N.R.F., cet acte de foi :

‘Crois que je sens très bien ta générosité, et que l’idée d’être sûrement lu par toi et toujours compris au mieux, m’est à chaque instant présente, et contribue toute la journée à me faire tenir debout. – Si, bien que cela puisse te sembler un peu gros, c’est comme ça (ibid., 142, p.150, je souligne). ’

C’est en 1942, inquiet de l’absence de réactions de Paulhan à l’envoi de ses textes247 qu’il aura cette formule décisive  : « Bien mauvais signe que tu n’aies pas encore trouvé le moyen de me dire ce que tu as pensé de mes textes (…). Décide-toi pourtant : tu sais bien que c’est pour toi d’abord que j’écris » (ibid., 262, p. 270, je souligne).

Dans cette position de destinataire unique et d’autorité suprême, Paulhan occupe le rôle de substitut paternel. Du reste, au moment de l’envoi à Paulhan, en 1929, du « Monument » (le monument en question étant, rappelons-le, la tombe du père), Ponge indique lui-même dans sa lettre, non sans de nombreuses ratures et formules embarrassées, cette superposition entre la figure paternelle et la figure de Paulhan (évoquées nommément l’une et l’autre dans « Le Monument) :

‘ayant eu besoin de faire sa place dans ce poème à l’idée mettons du pouvoir des mots, il m’a semblé impossible que ton nom n’y soit lu, aux environs. Tu sais, d’ailleurs, c’est exact. C’est mon père qui m’a d’abord parlé de toi, et de la sémantique (…) puis conseillé de t’écrire. Mais voici qu’il me fait horreur de parler de lui et de toi si brutalement (ibid., 115, p. 115). ’

Quatre ans plus tard, Ponge n’hésitera pas à affirmer une forme de paternité de Paulhan à son endroit, avec cette formule : « D’une certaine façon tu m’as mis au jour » (ibid., 156, p.162, je souligne). Dans l’intervalle, Ponge aura adressé à Paulhan, pendant leur brouille, des propos acerbes qui, eux-mêmes confirment la projection paternelle qu’il opère sur son interlocuteur, puisqu’il lui reproche le confort d’une assise sociale acquise, selon lui, par trop de ces concessions qui caractérisent les adultes, alors que lui, en face, incarnerait une révolte adolescente encore intacte248.

Notes
247.

Ceux de la future Rage de l’expression.

248.

« Comment se fait-il que depuis un certain temps, sans doute depuis que tu t’es enfoui par volonté je le veux bien mais quelle erreur ! dans le « Monde des lettres », je (…) n’aperçoive plus dans ce que tu écris ni dans aucune de tes démarches, trace d’aucune subversion. Eh bien, je préfère à une subversion si profonde ou si subtile qu’elle ne se manifeste plus jamais (…) la subversion la plus grossière (…), la plus « insuffisante », la plus maladroite » (ibid., 126, p. 130).