Des affects ambivalents

En tant que figure paternelle, le personnage de Paulhan suscite des affects passionnels, manifestement ambivalents, laissant penser que Ponge lui attribue une fonction castratrice, comme si le désir de satisfaire son mentor passait par un renoncement à lui-même. N’emploie-t-il pas, en 1941, le mot « envoûtement » pour qualifier ses sentiments vis-à-vis de Paulhan, même s’il attribue le mot à l’un des ses amis ? « Ma femme, mes autres amis prétendent savoir à quoi s’en tenir quant au sentiment que je te porte. Envoûtement, dit l’un. Je pense plutôt que nous sommes envoûtés tous deux par une exigence dont ils n’ont pas idée » (ibid., 256, p. 262).

La brouille qui survient en 1930 (et durera jusqu’en 1932) est propice à l’émergence de l’intensité des affects, et de leur ambivalence. Au moment où le conflit se précise, Ponge a cette formule spectaculaire : « Tu n’as jamais été aimé par personne plus que par moi » (ibid., 134, p. 141) – phrase qu’il rayera finalement de sa lettre. Cette déclaration est suivie d’un développement qui me paraît essentiel en ce qu’il fait entrevoir ce que sa vénération pour Paulhan suppose chez Ponge de renoncement volontaire à sa propre parole :

‘Je suis toujours parvenu à te donner raisons contre moi-même (…). J’ai mes raisons contre toi mais ce n’est pas d’elles que je m’occupe : ce sont des tiennes. (…) Tu en as de bonnes, et je n’ai qu’à les découvrir. C’est de ta création et justification que je m’occupe. La parole dans la bouche de l’ennemi : oui, je n’écoute que cette parole. Car je suis bien assez fort pour survivre sans paroles, sans mes paroles, et je n’ai pas besoin d’avaler mes propres paroles pour tenir debout. Elles m’ennuient : je les connais trop (ibid., 134, p. 141). ’

Ce n’est pas par hasard que le mot « paroles » surgit tant de fois dans cet aveu. Ce que Ponge est en train de décrire, c’est une variante de l’aliénation par les paroles d’autrui, telle qu’il la formule, à la même époque, dans « Rhétorique ». Dans ce texte, l’auteur imagine une réponse à fournir aux « jeunes hommes » tentés par le suicide « parce qu’ils trouvent que "les autres" ont trop de part en eux-mêmes » :

‘On peut leur dire : donnez tout au moins la parole à la minorité de vous-mêmes. Soyez poètes. Ils répondront : mais c’est là surtout, c’est là encore que je sens les autres en moi-même, lorsque je cherche à m’exprimer je n’y parviens pas (PR, I, 193). ’

Il est étonnant de voir que la lettre à Paulhan affiche une position contraire à celle de « Rhétorique » : Ponge y revendique de s’occuper des « raisons » (ou des « paroles », les deux mots sont manifestement équivalents à ses yeux) de l’autre plutôt que des siennes propres. Lui qui s’acharne à composer des textes où il récapitule ses « Raisons » (d’écrire, de vivre heureux…), il se montre prêt à leur préférer celles d’un autre. On mesure par là à quel point sa parole et ses « raisons », autrement dit son existence même, sont menacées par une propension marquée à intérioriser les injonctions venues d’autrui. Il est intéressant aussi que ce choix soit articulé au fait de « tenir debout ». L’expression renvoyait, dans une autre lettre à Paulhan, on l’a vu, à l’appui que fournissait Paulhan, en tant que lecteur. En somme, ce qui fait tenir Ponge debout, c’est la référence à une figure d’autorité, c’est l’image d’une verticalité rigoureuse qui, face à lui, résiste. Plus tard, cette verticalité il la trouvera dans la force ascensionnelle de la parole – mais bien plus tard seulement. Pour le moment, il semble, étrangement, qu’il ait besoin de renoncer à sa propre parole, à ses propres « raisons », qui « l’ennuient » parce qu’il les « connaît trop ». A y bien regarder, il s’agit en fait, plus que d’un renoncement, d’un besoin de confronter cette parole et ces raisons à ce qui leur résiste. L’interlocuteur Paulhan incarne ici une forme de cette résistance à sa parole que Ponge cherche dans les objets. Car, selon le même mécanisme, s’il semble d’abord « s’abîmer » dans ce qui n’est pas lui – objets ou « raisons » – il se l’incorpore en fin de compte : « j’ai toujours (…) réussi à te donner raisons, fût-ce contre moi. Quoi que tu en dises je ne crois pas y avoir perdu, ayant – « absolument » – gagné ces raisons  » précise-t-il dans une autre lettre (Corr. I, 131, p. 135, je souligne).

Citons enfin cette lettre de 1933 dans laquelle Ponge contrebalance sa docilité par une ébauche de rébellion, qui m’intéresse d’autant plus qu’elle constitue une première remise en cause du monopole de lecture attribué à Paulhan. En effet, dans cette lettre, Ponge tente d’opposer aux réactions du lecteur-censeur qu’est Paulhan les réactions de ceux qui pourraient être – et sont sans doute évoqués là pour la première fois – ses lecteurs :

‘D’accord sur toutes tes critiques. Je ne peux pourtant faire autrement que m’étonner que les qualités de ce que je montre (…) ne l’emportent pas, dans le jugement de mes lecteurs, sur les défauts, et de beaucoup. Ce n’est pas pour me défendre d’avoir ces défauts, que je reconnais bien tous : seulement je ne pensais pas que mes lecteurs puissent être aussi exigeants envers moi-même que je le suis : il me semblait qu’ils devaient être d’abord, et rester, éblouis par mes qualités (ibid., 150, p. 156). ’

Dans cette première évocation de ses lecteurs, Ponge les définit vis-à-vis de lui comme d’abord conquis, ce qui place la relation sur un terrain où l’exercice de la censure n’a plus lieu d’être. C’est en effet largement dans le sens d’une métaphore amoureuse que, progressivement, Ponge va déplacer la relation au lecteur. C’est à un lecteur conquis que sa parole s’adressera ; c’est par un lecteur dépouillé des figures primitives de l’autorité qu’il pourra imaginer sa parole reçue.

Sur la question, très délicate, de la relation entre Ponge et celui qui, pendant plus de dix ans est son unique destinataire, il ne faut pas se hâter de conclure en posant Ponge en victime. Du reste, il insiste lui-même sur ce qu’il a gagné dans cette relation :« Je me suis plus demandé, et j’ai plus gagné à cause de toi que tu n’es sans doute capable de t’en rendre compte » (ibid., 134, p. 141). Il ne faut pas oublier non plus que c’est grâce à Paulhan que Ponge commencera, avec la publication du Parti pris, à rencontrer son public. Cependant c’est bien contre lui qu’il conquerra les positions qui vont caractériser les étapes suivantes de son travail, et en particulier contre lui qu’il construira, au sein même de ses textes, sa relation à son lecteur. En effet, pendant toute cette période où Ponge sollicite Paulhan pour pouvoir donner à son travail « un minimum d’issue »249, il se barre lui-même, en quelque sorte, l’accès à son lecteur, en le cachant derrière la figure de Paulhan comme seul véritable destinataire, et couloir d’accès incontournable vers ce lecteur. En fait Ponge cherche surtout à cette période à donner à son œuvre une existence publique : il n’a pas encore construit son lecteur ni élaboré les conditions qui lui permettront d’entrer en relation avec lui. De sorte que, si c’est effectivement Paulhan qui rendra l’œuvre publique, le travail interne en direction du lecteur, n’en restera pas moins à assumer par Ponge lui-même – et il ne va pas tarder à s’y atteler.

Notes
249.

J.M. Gleize, Francis Ponge, op. cit. p. 94.