Bilan en 1938

L’ère du Parti pris des choses confirme que Ponge a dépassé la menace d’aphasie. Il a pris la parole. Cependant cette parole est encore largement censurée et, malgré quinze ans de mise en œuvre, demeure inentendue, car si Ponge a désormais une œuvre, celle-ci n’a toujours pas d’existence publique.

Pendant les années trente, Ponge explore et amplifie le thème du mutisme des objets, qui l’a sauvé de son propre mutisme. C’est en se proposant d’arracher les objets au mutisme auquel ils sont condamnés qu’il trouve à faire entendre sa propre voix. L’aphasie des objets lui sert à conjurer la sienne propre. Le choix de parler des objets muets lève l’un des grands obstacles à la prise de parole, à savoir la hantise d’être pris au filet de la parole commune, de la reproduire malgré soi, de ne pas parvenir à s’en désaliéner. En choisissant pour champ d’exercice les objets, Ponge situe sa parole dans l’espace laissé libre par les autres voix. Il se met, de façon spectaculaire, hors champ : son choix consiste à parler de ce dont les autres ne parlent pas, à parler de ce qui est privé de parole, et ceci en s’adressant exclusivement « à ceux qui se taisent »250

Tout ceci pourrait conduire à un usage autiste de la parole, mais l’auteur échappe à ce danger, grâce, encore une fois, au mutisme des objets, ou plutôt grâce à l’interprétation qu’il en fait. Il trouve en effet dans ce mutisme de quoi élaborer une position imaginaire qui l’intègre dans le fonctionnement social, en lui conférant une mission. Il plaidera la cause des objets, face à une société qui les ignore (on voit à quel point l’image de ses destinataires reste encore floue, très générale). De plus la prise en considération des objets lui permet de s’inscrire aussi dans la préoccupation plus vaste du devenir de l’homme, puisque à terme, il s’agit à ses yeux de faire gagner à l’homme de nouvelles qualités, dont les objets fourniront les modèles.

Tel qu’il s’affiche, ce programme implique un effacement quasi total du sujet au profit des choses, dont il se fera porte-parole. En réalité il représente un bénéfice pour le sujet, et ceci sur les deux plans où celui-ci peut trouver à se manifester. D’une part, au niveau du je qui assume l’énonciation, il déplace les exigences démesurées du surmoi de l’écrivain vers la notion, sans doute moins paralysante – tout en étant aussi morale – de devoir à remplir envers les objets. L’arrimage aux choses fournit un repère qui empêche que ces exigences prolifèrent pour elles-mêmes, dans un développement à l’infini que rien ne pourrait arrêter ; de plus, conséquence inattendue de la confrontation aux choses, celle-ci se révèle être source d’un plaisir nouveau, qui modifie la donne : les directives draconiennes du surmoi se voient tempérées du plaisir ressenti (et exprimé) par le je qui écrit. D’autre part, au niveau du je entendu cette fois comme lieu de l’expérience personnelle, la description des objets permet de faire entendre une vision du monde. L’identification aux objets ne concerne pas seulement leur mutisme : Le Parti pris des choses manifeste une identification plus vaste aux choses et aux êtres privés de parole, où domine le sentiment d’un malheur partagé. Tout en évitant, grâce à son détour par l’« objectivité », le piège du pathos, l’auteur parvient à dire sa conception de l’univers, qui se révèle très pessimiste et empreinte de beaucoup de souffrance. C’est un univers où règne la fragmentation, la séparation, la violence, et où la mort est constamment à l’œuvre. Un univers dur dans tous les sens du terme, puisque l’état de la matière qui y domine est celui du minéral, dont la cosmogonie du « Galet » offre le modèle de référence. et où domine une certaine pétrification. S’attachant à décrire un tel univers, la parole ne peut que rester encore relativement mortifiée.

Soumise à mortification, elle l’est du reste aussi dans la mesure où son exercice fait l’objet d’un contrôle extrêmement sévère. La parole, rappelons-le est d’abord pour Ponge, à cette époque, « façon de sévir ». Il lui est sans doute indispensable de passer par cette phase de sévérité où « fonder sa propre rhétorique » est pour lui une question de « salut » (PR, I, 193). Pour ce faire, il continue à se livrer sur les mots au travail immense entrepris dans les années vingt, mais cette fois l’objectif essentiel est de remotiver suffisamment les mots pour qu’ils deviennent des équivalents d’objets. Cet idéal est, notons-le, encore une façon de tenter de se situer hors champ de la parole. (Rappelons aussi que par la suite, c’est bien souvent à cette première rhétorique, celle du Parti pris des choses, que l’on réduira toute l’œuvre de Ponge.) En tout état de cause, à cette époque, du fait même qu’elle se définit comme un « parler contre », la parole reste nécessairement arc-boutée dans un effort de résistance. L’exercice de la parole « contre » est essentiellement réactionnel. Il s’agit de traquer en elle tout ce qui pourrait rappeler les automatismes ou les facilités de la langue commune, et tout particulièrement de se démarquer au maximum du relàchement propre à l’expression orale. C’est en jouant l’écrit contre l’oral que Ponge parvient à prendre la parole. Les idéaux qu’il met en œuvre – impersonnalité, fermeté, complexité – sont tous du côté d’une parole qui tient à prendre le maximum de distance par rapport à la réalisation orale.

C’est donc une parole largement censurée et censurante, dont la principale fonction est encore de « garder » son auteur, comme celui-ci l’affirmait à l’origine : le garder de l’envahissement par les autres (par la langue commune, celle des autres), mais aussi le garder de lui-même, de l’envahissement par ses propres affects – ce qui revient du reste aussi à le garder de l’intrusion des autres dans son intimité, qu’il s’efforce d’abriter derrière une parole-coquille, de ne surtout pas exposer. La « parole qui garde » manifeste un retrait par rapport à certaines des aspirations qui s’exprimaient sous forme d’intuitions et d’élans au seuil de l’œuvre. Ces intuitions précoces, Ponge n’a pas encore les moyens de les mettre en œuvre : c’est dans le temps qu’il va les conquérir. Du reste, une issue hors de la coquille se dessine déjà, en 1936, avec « Escargots » où le fait d’avancer se constitue en alternative à celui de s’enfermer. En effet, si l’escargot, « dès qu’il repose », « rentre aussitôt au fond de lui-même », il « s’expose » lorsqu’il se met en mouvement, de sorte que « l’on ne conçoit pas un escargot sorti de sa coquille et ne se mouvant pas » (PPC, I, 25). Bientôt s’exposer deviendra possible à condition d’avancer continuellement c’est-à-dire, en termes d’écriture, à condition d’empêcher le texte de se figer dans un état définitif. Ce sera là une nouvelle poétique, dont les prémices sont déjà perceptibles dans certains textes qui se démarquent du modèle prégnant de la parole-coquille. En effet, dès la période 1927-1928, le je qui assume l’énonciation, présent dans « La Crevette » et « Le Galet », en commente en même temps les modalités et les difficultés, soulignant l’avancée du texte vers un terme qui restera impossible à atteindre. Après une éclipse temporaire (attribuable à une censure, dans laquelle les conseils de Paulhan jouent probablement un rôle), ce je reparaît en force à partir de 1936, dans « Escargots » et dans « Faune et flore », textes dans lesquels le plaisir à décrire se manifeste de plus en plus ouvertement. Une certaine levée des censures se lit à travers la proposition du modèle végétal comme principe d’écriture qui, ajoutant au lieu de raturer, renonce au repentir. Il importe, à ce propos, de préciser, que le fait de se libérer des censures du surmoi ne vaudra jamais pour Ponge comme autorisation à étaler ses affects – ni même comme désir de le faire. Simplement, en montrant l’œuvre in progress, il acceptera de s’exposer, en confiant au lecteur les difficultés du travail en cours, et donc en l’y associant, à la façon d’un partenaire et non plus d’un censeur.

Cependant une certaine superposition entre lecteur et censeur est encore à l’œuvre dans les textes du Parti pris des choses, comme en témoigne en particulier « Le Galet ». L’établissement d’une relation avec le lecteur n’en est qu’au stade de l’ébauche. Elle se manifeste pourtant ça et là par quelques articulations du je et du vous, par quelques effets de connivence, et aussi – il faut le rappeler – par le simple fait que l’accès du lecteur à l’œuvre est grandement facilité depuis que Ponge a renoncé à l’hermétisme de ses débuts. Il laisse entrer le lecteur plus facilement qu’au temps où celui-ci risquait d’être découragé avant même d’avoir atteint « l’Antichambre ». Mais il faudra beaucoup de temps pour que cette relation parvienne à s’établir. Ponge, progressivement, lentement, va se mettre à élaborer la figure de son lecteur et la relation qu’il souhaite instaurer avec lui. Cela supposera pour lui de transformer son rapport à l’autorité. Pour l’heure, le souci d’être agréé par un lecteur-censeur qui s’incarne pour lui dans le personnage de Paulhan le maintient encore éloigné de son lecteur. Il s’en barre ainsi en quelque sorte lui-même l’accès. A la fin des années trente, Ponge n’a pas encore conquis son lecteur. Outre le fait qu’il a très peu publié, il n’a pas vraiment encore construit ce lecteur dans sa pratique d’écriture, ne l’a au fond pas encore véritablement cherché. Mais la situation va changer lorsque l’œuvre va enfin acquérir une existence publique, ce qui en 1938 est imminent.

En somme si Ponge, à la fin des années trente, n’est plus infans puisqu’il a réussi à prendre la parole, il n’est pas totalement dégagé de ce statut puisque cette parole reste inentendue, n’atteignant pas ses destinataires251. Sans doute cela tient-il en grande partie au fait qu’elle est encore imaginairement soumise à une autorité – d’essence paternelle et incarnée à l’époque par Paulhan – dont elle fait passer les « raisons » avant les siennes propres. Cependant Ponge va se livrer, après l’ère du Parti pris des choses, à un nouvel approfondissement de ses « raisons » propres, qui conduira son œuvre vers de sensibles infléchissements. En même temps qu’elle sera confrontée de plein fouet aux tourmentes de l’Histoire et aux interrogations politiques, elle va connaître une nouvelle expérimentation esthétique décisive.

Notes
250.

« Je ne parle qu’à ceux qui se taisent », a-t-il déclaré dans « Des raisons d’écrire » (PR, I, 196).

251.

« Il ne suffit pas de prendre-reprendre la parole (…) pour cesser d’être infans, encore faut-il pouvoir la porter vers l’autre, vers les autres. Le poème est une demi-naissance, une demi-affirmation. La naissance n’est complète, le poème ne parle, n’est viable, que s’il atteint ceux à qui il s’adresse, pour qui il est fait. » (J.M. Gleize, Francis Ponge, op. cit. p. 96-97).